vendredi 15 avril 2011

Deux Manières d'être au Monde, entretien avec Georges Lapassade (1999)


Puisque nous parlions hier, à propos de ce fameux soir où le concert de NTM, IAM, Shinehead et KRS One qui se finit en baston sous le chapiteau de Banlieues Bleues, de l'Université Paris VIII qui s'était ouverte au hip hop par l'intermédiaire de Georges Lapassade, l'occasion était belle de revenir sur cet universitaire hors-normes.

Il y a une dizaine d'années, je l'avais interrogé pour un dossier que je dirigeais pour la défunte revue Cultures en Mouvement*. Le dossier, intitulé Rythmes de Passage, était consacré au hip hop et à la techno. Pour l'occasion, j'avais sollicité des contributions de Hugues Bazin, Etienne Racine, Amparo Lasen Diaz, Manuel Boucher et Gaëlle Bombereau, en plus des interviews de Lapassade, Richard Shusterman et Faf la Rage.


Georges Lapassade est un auteur majeur des sciences sociales françaises de la seconde moitié du XXe siècle, je ne précise pas laquelle car il aimait se jouer des clivages académiques et, comme il me le disait en préambule de l'interview alors qu'il était en compagnie de son compère René Lourau, il y voyait la manifestation de ses racines béarnaises, racines d'un peuple de contrebandiers à cheval sur les frontières. Lapassade, c'est l'œuvre d'une vie dédiée à l'analyse institutionnelle, à faire découvrir en France l'ethnométhodologie, à travailler sur la transe ou les états modifiés de conscience. Autant il aimait le bordel, et notamment foutre le bordel, autant ces ouvrages pouvaient être d'une rare clarté. Plus de trente ans après que les Situationnistes l'aient pris pour cible, encore une fois à côté de la plaque, les Situs, je rencontrais Lapassade.

J'étais aller le rencontrer. A Paris VIII, bien sûr. C'était déjà le soir, les lieux étaient déserts ou presque, à l'exception de Lapassade qui y passait plus de temps qu'à la maison. Un étudiant devait être à ses côtés, ainsi que René Lourau, père de Julien Lourau, lequel s'éclipsa assez rapidement.

Deux ans plus tôt, j'avais demandé à mon triste sire de directeur de recherches si je pouvais inviter Georges Lapassade à faire partie de mon jury de thèse. Il m'en dissuada d'emblée, arguant que Lapassade était trop mal vu des instances universitaires. Pour ce que ça m'a servi de l'écouter.

Georges Lapassade est décédé en 2008, à l'âge de quatre-vingt-quatre ans.
____________________________________________

Dès que l’on s’intéresse à la transe ou au hip-hop, Georges Lapassade est l’incontournable analyste de ces phénomènes. On se souvient par exemple qu’il introduisit le hip-hop à l’université, organisant rencontres, concerts et ateliers. C’est là-bas que nous l’avons rencontré, "chez lui", à l’Université de Saint-Denis. Un Lapassade plongé dans une réflexion sur la dissociation...

Georges Lapassade : En Italie, va sortir un livre collectif dont j’ai trouvé le titre et qui d’ailleurs sonne mieux en italien : Le Officine de la dissociazione  (Les Fabriques de la Dissociation). Il y est question de deux grandes de ces fabriques, une discothèque qui s’appelle le Cocorico, à Rimini, et le Centre Social (variante transalpine des squatts d’artistes, ndla) de Bologne avec qui je travaillais. Pour le hip-hop comme pour la techno, on pourrait parler de dissociation, bien que ce soit seulement la techno qui la revendique avec la transe. Le public de la techno cherche une dissociation. Tandis que dans le hip hop, ce n’est pas le public qui vit une dissociation, ce sont les acteurs, les producteurs du hip-hop. C’est-à-dire, c’est comme ce jeune taggeur de 16 ans que j’avais rencontré dans le métro, qui était un peu comme Zorro et qui me disait à chaque station : 'ici, j’ai évité les chiens policiers, là les gardes...'. Et, avant de me quitter, il me dit, 'c’est comme un deuxième "nous", vous savez . Le premier, c’est celui de la famille, celui du quotidien, c’est pas très intéressant. Le deuxième, c’est quand on tagge et qu’on signe d’un autre nom et c’est comme une autre vie'. Donc le rappeur, ou le taggeur, aussi pratique la dissociation puisqu’il change de nom en tant que rappeur, ou taggeur. C’est la démarche du nom d’artiste poussé à l’extrême et même théorisé dans le rap. C’est un basculement dans un être autre. Dans la techno, avec ce qui y est associé (ecstasy, etc...), c’est le public lui-même qui la recherche.

La dissociation recouvre une grande variété de phénomènes, comme par exemple la transe. Celle-ci est-elle toujours une dissociation ?
G. L. : Toute transe est dissociative. La personne en transe sort d’elle même. Curieusement , il y a un cogito de transe, un veilleur de transe, un ego de transe. En m’inspirant d’un grand théoricien de la new dissociation, Ernest Hilgard, j’ai repris cette théorie du "veilleur caché" dans mon livre Les Etats modifiés de conscience. Mais j’ai aussi repris quelque chose de banal que disait Moreau de Tours, qui avait écrit un ouvrage sur le haschisch en 1845 et où il écrivait, à la fin : 'quand on fume le haschisch, il y a une part de soi qui assiste à son délire'. L’effet du haschisch est une dissociation, d’ailleurs Baudelaire n’a dit que ça dans Les paradis artificiels. Tout état modifié de conscience est une dissociation, et si la transe est culturelle, sa base psycho-biologique d’état modifié de conscience est une dissociation. On pourrait donc parler d’états dissociés de conscience.

S’il y a dissociation aussi bien dans le hip-hop que la techno, elle ne porte pas sur les mêmes domaines. Le terme n’est-il pas trop large, si on constate que dans la techno, on recherchera plus volontiers les états modifiés de conscience quand, dans le hip hop, c’est de réveil de la conscience dont il s’agit ?
G. L. : La dissociation est une manière plus souple de parler des états modifiés de conscience. On parle du hip-hop et de la techno, moi, j’ai envie de les regarder sous l’angle de la dissociation. Alors, je vais donc commencer par rappeler ce que j’entend par dissociation. C’est un mot qui est revenu à la mode aux Etats-Unis, il y a 20 ans. Le terme vient de la psycho-pathologie. Précisément, c’est Pierre Janet qui a lancé cette notion. Freud l’a ensuite empruntée à Janet et l’a appliquée aux hystériques (et pas aux schizophrènes ). A cette époque, le terme s’applique donc aux cas de personnalités multiples. En fait, dans sa thèse de philosophie, Janet a utilisé le terme de  'désagrégation mentale' en 1889 mais, dès l’année suivante, cela fut traduit aux Etats-Unis par 'dissociation' et le terme fut accepté et repris par Janet lui-même. D’ailleurs Moreau de Tours, employait déjà le terme de dissociation dans son livre sur le haschisch. Chez lui c’est l’effet du haschisch, chez Janet, c’est la base de l’hystérie. Depuis, sous la pression des féministes, dans les années quatre-vingt, il y a un courant qui a remplacé le terme d’hystérie par celui de dissociation. Dans le DSM, par exemple, on peut trouver le terme de troubles dissociatifs. Mais il y a aussi un autre courant qui dit lui que la dissociation n’est pas une pathologie mais une fonction vitale. Ainsi la dissociation peut être une ressource dans la vie quotidienne. Prenons un exemple : c’est comme l’étudiant qui s’ennuie en cours et qui pense à autre chose tout en sauvant les apparences et en gardant les attitudes du bon élève attentif !

La dissociation, ça marche avec la techno. Ou surtout avec son mouvement hippie, celui de la transe Goa. Moins pour celui punk. Car, dans la techno, il y a au moins deux grands courants, et ici je ne parle pas de courant au niveau de la musique, mais au niveau philosophique, ou en termes de contre-culture. Il y a un courant néo-punk et un courant néo-hippie. Ce dernier est né à Ibiza et a parlé de techno-transe. Astrid Fontaine et Caroline Fontane (?), dans le livre Ravers, paru chez L’Anthropos, parlent de 'transe extatique' à propos des plus initiés des acteurs de la techno. Des auteurs italiens ont dit ça, d’autres ont aussi dit le contraire mais, en Italie, on parle beaucoup de transe. Il y a une recherche de la dissociation, d’où ce terme d’officine de la dissociation.

Le techno même si son public est majoritairement blanc a aussi quelques racines noires, dans la prépondérance du rythme notamment...
G.L. : Historiquement, oui. Ca a commencé à Détroit dans une boîte noire. Noire et homosexuelle. Mais je ne sais pas s’il faut chercher à y voir une influence africaine. La transe a été beaucoup utilisée par l’ethnologie pour parler de rituels africains, ou de la transe vaudou mais, à l’origine et en Occident, on parlait d’abord de transe médiumnique. La transe désignait l’état du médium avant qu’il ne soit question de rites de possesion, par exemple. Donc, il n’y a pas réellement à la remorque de la techno cet aspect africain de la transe. On risque de forcer un peu trop la réalité à vouloir trouver l’Afrique dans la techno. Pour le rap, on peut trouver l’Afrique facilement, quoique indirectement puisqu’il est né dans des ghettos noirs mais aux Etats-Unis. On sait aussi que les premières danses rattachées au hip-hop ont certainement été grandement influencées par un ballet sénégalais qui a séjourné longtemps du côté du Bronx, à New-York. La capoeira brésilienne a également une influence probable sur la break-dance. Par contre, pour la techno ? A propos de la musique elle-même, on pourrait parler de beaucoup de choses, de Shaeffer, d’essais sonores, d’essais de musiques d’avant-garde mais pas tellement de l’Afrique...

Par ailleurs, pourrait-on considérer que les cultures techno et hip-hop se créent des sortes de rites de passage, s’inventent un itinéraire pour entrer dans l’âge adulte...
G.L. : Je ne crois pas à l’existence d’un l’âge adulte. Ce dont vous parlez permet de s’installer dans l’adolescence mais pas de passer à l’âge adulte. Les fiançailles sont un passage, les examens sont un passage, la puberté est un passage à l’adolescence. Et puis, il est difficile de parler en même temps du hip-hop et de la techno qui sont assez différents. Il y a bien des rapprochements, au niveau de la musique, que ce soit pour le hip-hop ou la techno, elle est fabriquée avec des disques et des ordinateurs, c’est la technologie électronique. Mais il faut bien séparer les choses. Le hip-hop est une culture composite avec trois grands aspects, premièrement, le rap et le raggamuffin, qui sont des musiques parlées, deuxièmement la danse et troisièmement, les graffitis. Ces choses-là, on sait d’où ça vient. Pour les deux premiers, ça vient des quartiers noirs, pour le troisième, ça vient plutôt des ghettos latinos avant d’être aussi dans les ghettos noirs . Cette mixture a donné cette population marginale du ghetto qui a donné le rap et le tag, etc. Pour la techno, c’est moins évident. Certes il y avait bien des Noirs mais aussi des hippies qui n’avaient rien de noirs. Ibiza qui a été un haut-lieu des annés 80 était déjà un lieu hippie. Mais Goa aussi, autre grand lieu de pélerinage hippie et devenu lui aussi un lieu de pélerinage techno.

Au niveau des différences, dans le cas du rap, ce sont des choses spécialistes, des choses de producteurs de spectacles. La break-dance, ce n’est pas tout le monde qui va pouvoir la danser, c’est quelque chose de spécialisé, de très pointu. Tandis que les danses techno, ce sont des milliers de gens qui la dansent ensemble. Et ce qui se passe aussi, c’est que dans le hip-hop il y a ces jeunes issus des minorités et qui n’aiment pas la techno... D’ailleurs, je suis en train de penser, toujours à propos du hip-hop, aux injures, les dirty dozens, les injures rituelles. Comme Nique-Ta-Mère. On peut dire motherfucker dans le ghetto si on respecte une certaine métrique. Mais les dozens ne sont pas propres aux ghettos noirs américains, ni à l’Afrique puisque en Pays Basque, par exemple, il y a des épreuves du même genre. C’est un jeu dans lequel on lance un thème, il y a deux concurrents et ils doivent improviser un dialogue avec des règles de rythme très strictes de poésie populaire orale. Et ça ressemble effectivement aux débuts du rap. Et il n’y a pas que là, mais aussi en Corse, et ailleurs... Des joutes poétiques, il y en a aussi à Marrakech, par exemple. Là, ce sont différents groupes de la ville qui lors de la Choura, le nouvel an musulman, se jettent des injures toute la nuit. Cette tradition de poésie populaire improvisée, du rap, basque, etc., c’est une chose qu’on ne retrouve pas du tout dans la techno où il n’y a pas de paroles, ou très peu. Tandis que le rap, lui, est basé sur la parole. Par là le rap, semble rejoindre les racines très populaires de la poésie. Donc, le hip-hop et la techno ont en commun d’être des cultures juvéniles, des cultures de jeunes, mais ça s’arrête là. Même la dissociation n’a pas le même sens. Par exemple, elle est recherchée dans la techno. Tandis qu’elle n’est pas nécessairement recherchée dans le rap.


__________________________________________


Ce matin, en cherchant des photos pour illustrer cet entretien, je suis tombé sur un bel hommage. Il ne faut pas se fier au titre, "Mais Georges Lapassase, c'était un charlot, non ?", son auteur Louise Miches semble l'avoir bien connu et tous ses proches collègues viennent évoquer quelques anecdotes truculentes sur le personnage. Par contre, la page Wikipédia lui étant consacrée est scandaleusement succincte.


* En ayant une pensée pour la famille d'Armand Touati, fondateur de la revue, lui aussi défunt, parti bien trop jeune, à l'origine de cette belle aventure intellectuelle et humaine qu'a été Cultures en Mouvement.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire