mercredi 30 juin 2010

Jorge Ben et Caetano Veloso, un duo en blanc pour chanter "Ive Brussel"

Petite séquence rétro... En 1980, Jorge Ben invite Caetano Veloso à interpréter "Ive Brussel" lors d'une émission de télé. Normal, puisque Caetano l'avait déjà enregistré sur disque avec lui. A vrai dire, Jorge Ben voyait même plus grand pour ce titre. "Quand j’ai écrit "Ive Brussel", pour l'album Salve Simpatia, j’ai voulu réunir Caetano, Tim Maia et Roberto Carlos. Ça n’a pas été possible". Bon, juste Caetano, c'est déjà pas mal.

Même si c'est loin d'être mon morceau de Jorge Ben préféré, la vidéo est amusante. Rien que de voir nos deux compères donner leur sérénade aux jeunes femmes du public devrait vous mettre de bonne humeur. Tiens, c'est marrant, Jorge Ben semble beaucoup plus à l'aise et naturel dans ce rôle que Caetano !

En tout cas, c'est l'été, et tout le monde s'habille en blanc, non ?

vendredi 25 juin 2010

Michael Jackson était aussi la voix des laissés pour compte

C'est arrivé il y a un peu plus d'un an. Je rentrais en marchant et en nage d'un footing vers Ovalie, autour des vignes de Bugarel, quand je croisais un ado qui me dit : "il est super votre t-shirt, c'est le même que Michael Jackson". Il en était tout souriant le gamin. Oui, effectivement, pour aller courir j'enfile fréquemment mon t-shirt Olodum que j'avais, en bon touriste, ramené de Salvador. Evidemment mon jeune ne connaissait pas Olodum mais avait vu la vidéo de Michael tournée dans le Pelourinho. De mon côté, je n'avais jamais pensé un seul instant à Michael quand je portais ce t-shirt d'Olodum. Olodum est tout simplement une institution dont je respecte le travail social et dont j'apprécie la musique, et son rythme typiquement bahianais, profondément contagieux.

Quelques semaines plus tard, il y a exactement un an aujourd'hui, Michael Jackson redevenait, par sa mort, la plus grande star planétaire. C'est ainsi qu'à son insu il est devenu l'homme de l'année.

Depuis cette date, à chaque fois que je revois la vidéo ou que j'écoute "They Don't Care About Us", ce que j'ai fait un bon nombre de fois, je me fais la remarque qu'à un certain stade de ses métamorphoses, le physique de Michael Jackson aurait pu être celui naturel d'un Bahianais. Plutôt que le naturel, l'indétermination de son physique n'était pas le fruit d'une miscegenação pluri-centenaire mais d'une obsession chirurgicale.

Un an après, alors que je suis, depuis déjà quelques semaines, entré en mode Bahia (comme les lecteurs de ce blog l'auront remarqué), il me semble important de rappeler qu'au delà des apparences, si Michael Jackson était autant aimé de part le Monde, c'est parce qu'il était la voix des sans-voix, des laissés pour compte. Le "cantor das multidões", comme les Brésiliens le disait d'Orlando Silva, le chanteur des masses, des foules anonymes.

Il lui suffisait de chanter "All I wanna say is that / They don't really care about us" pour toucher la fibre universelle, et incarner tous ceux d'en bas, l'immense majorité de l'humanité.

"Michael’s phantasmal, shape-shifting videos, upon reflection, were also, strangely enough, his way of socially and politically engaging the worlds of other real Blackfolk from places like South Central L.A., Bahia, East Africa, the prison system, Ancient Egypt. He did this sometimes in pursuit of mere spectacle (“Black and White”), sometimes as critical observer (“The Way You Make Me Feel”), sometimes as a cultural nationalist romantic (“Remember the Time”), even occasionally as a harsh American political commentator (“They Don’t Care About Us”). "
Greg Tate, "Michael Jackson: The Man in Our Mirror", Village Voice


Par contre, personne en France, même dans les médias spécialisés, n'a relevé que le 31 octobre 2009, Neguinho do Samba, fondateur d'Olodum et "inventeur" du samba-reggae, nous avait quitté, à seulement 54 ans.

Thierry Henry reçu à l'Elysée

Pantalonnade n°10


Dessin de Trapier, paru dans Télérama...

Hasard du calendrier, c'est le jour où deux millions de personnes étaient dans la rue pour manifester contre la réforme des retraites que notre Président recevait Thierry Henry à l'Elysée.

mercredi 23 juin 2010

Seu Jorge reprend Roy Ayers : cadeau mp3 avant la sortie de l'album

Seu Jorge s'apprête à sortir un album de reprises, accompagné du groupe Almaz, groupe composé de deux membres de Nação Zumbi, Pupillo à la batterie et Lucio Maia à la guitare, ainsi que d'Antonio Pinto, bassiste et compositeur notamment de la B.O. de la Cité de Dieu, le film de Fernando Meirelles.

En voici un avant-goût avec "Everybody Loves The Sunshine", le morceau de Roy Ayers... Un titre qui est généreusement offert en téléchargement gratuit par le label qui sort le projet, Now Again Records :
Seu Jorge & Almaz, "Everybody Loves The Sunshine"

Vous pouvez aussi télécharger "Cirandar", l'autre titre de ce 12" qui est le prélude à l'album, simplement en vous inscrivant à la mailing list du groupe.


L'album ne sortira que fin juillet aux Etats-Unis sur le label Now Again Records, distribué par Stone Throw. Un nouveau public aura la chance de découvrir un interprète extraordinaire. Quoique, le public américain ait déjà eu l'occasion de faire connaissance avec la voix de Seu Jorge par le biais de ses reprises de Bowie, dans le film The Life Aquatic de Wes Anderson. Un jalon de plus pour établir la carrière internationale de Seu Jorge qui avait, rappelons-le, enregistré et sorti Cru, son deuxième album en France.

Le projet de Seu Jorge & Almaz est alléchant et le répertoire de bon goût : Jorge Ben, Tim Maia, Martinho da Vila ou Noriel Vilela (ah ! ce Noriel !) pour les Brésiliens, Michael Jackson, Kraftwerk, Cane And Able ou Roy Ayers pour les "internationaux". Pour patienter, voici le tracklist de l'album :

1. Errare Humano Est (Jorge Ben)
2. The Model (Kraftwerk)
3. Cristina (Tim Maia)
4. Saudosa Bahia (Noriel Vilela)
5. Cirandar (Martinho da Vila)
6. Tempo de Amor (Vinicius de Moraes & Baden Powell)
7. Everybody Loves the Sunshine (Roy Ayers)
8. Pai João (Tribo Massai)
9. Rock with you (Michael Jackson)
10. Cala Boca, Menino (João Donato & Dorival Caymmi)
11. Girl You Move Me (Cane and Able)
12. Juízo Final (Nelson Cavaquinho)


Dès l'annonce du projet, on est curieux et impatient de découvrir cette sélection de choix interprétée par la plus grande voix brésilienne de ces dix dernières années. De ci de là sur la toile, je lis déjà des chroniques très enthousiastes. Vous m'autoriserez à être plus réservé à la première écoute. Car, si ce n'est justement la voix de Seu Jorge, le traitement de ce répertoire n'offre rien de nouveau pour qui aura fréquenté quelque peu assidûment les productions brésiliennes contemporaines. Almaz sonne comme les nombreuses formations auxquels Pupillo et consorts ont participé activement ces dernières années (Sonantes , 3NaMassa, Los Sebosos Postizos, etc...) d'où cette impression de "déjà vu". A savoir une approche assez rock, tant pour la rythmique que les guitares. Nous sommes loin du royaume du suingue. Ce qui ne devrait pas surprendre ceux qui connaissent Nação Zumbi et la scène Mangue Beat du Pernambouc mais laissera peut-être des regrets à ceux qui aime la chaleur samba du timbre de Seu Jorge. A ce titre, il est frappant de comparer les deux versions de "Cirandar" qu'il a déjà enregistrées. Celle que l'on retrouve ici et la première, qui figurait dans le film de Mika Kaurismäki, Moro No Brasil, où il l'interprétait live avec la Velha Guarda da Mangueira. Soutenu par ces chœurs historiques et un pandeiro aux sonnailles toutes frétillantes, il s'y muait sur la fin en redoutable MC au flow dévastateur. Seu Jorge en plein effet ! Vous devinerez donc aisément laquelle des deux est ma favorite...

Ces réserves posées, celui-ci s'approprie une nouvelle fois sans pareil les morceaux qu'il chante et demeure un interprète extraordinaire*. Un voix très typée, un feeling qui habite les thèmes repris. Assez addictif.

Précision, l'album a été enregistré en 2008 mais ses participants ayant des agendas de ministre n'avaient alors pas le temps de s'impliquer pour sa sortie. Cette fois-ci, ils le soutiennent avec une tournée d'une vingtaine de dates aux States et au Canada cet été. Il semblerait qu'ils viennent faire un tour en Europe à l'automne. A signaler que l'édition européenne qui sortira en septembre devrait comprendre quelques titres bonus.

Un extrait de leur tout premier concert, ces derniers jours, à Dublin :


* Un interprète extraordinaire ne fera pas non plus de miracles si la lourdeur fait office de style, comme lors de sa participation à cet autre classique brésilien qu'est "Maracatu Atomico", sur le dernier album de l'imposteur Sergio Mendes.

samedi 19 juin 2010

Gonjasufi et la philosophie du siège pourri

A Sufi And A Killer reste décidément l'album le plus étonnant et intense de l'année.

Libération a lancé son envoyé spécial sur les traces de son auteur, Gonjasufi. Le reportage signé Sophian Fanen, s'il démystifie quelque peu le personnage, finalement plus père de famille qu'ermite du désert, nous le montre tel qu'en lui même, avec sa sensibilité, anxieux, entier. Gonjasufi ne triche pas.


Il revient sur la chanson qui probablement résume le mieux son album, "Sheep". Nous l'avions déjà, ici même, souligné. Pour Libé, Gonjasufi en précise le sens et reconnaît ses propres paradoxes :

"C’est l’histoire d’un ego. Les lions se battent pour le meilleur siège, mais si tu prends le plus pourri tu es sûr de t’asseoir plus longtemps. Je veux en finir avec cet ego, être un mouton…Même si, au final, je reste un lion, parce que la société m’a fait comme ça".

jeudi 17 juin 2010

Avant France-Mexique : Aphorisme

Confier les clés de l'équipe de France à Ribéry, c'est le meilleur moyen de rester à la porte.

Avant France-Mexique : le vuvuzela c'est du pipeau...

Pantalonnade n°9

Avec Rama Yade, même le vuvuzela c'est du pipeau !


On se souvient qu'elle trouvait l'hébergement des Bleus trop cher et luxueux. D'où sa déclaration tonitruante : "je les ai appelés à la décence en temps de crise".

Pas de bol pour la ministre, Le Canard Enchaîné (n°4677) vient de révéler que, pour son séjour sud-africain, Rama Yade avait prévu de passer deux nuits dans un palace. Où le prix de la nuit pour sa suite était plus élevé que celui des chambres des joueurs. Et, à la différence de ces derniers, aux frais du contribuable !


L'Escale bahianaise enchantée de João Donato (4/4)

Si Carlinhos Brown incarne le funk bahianais débordant d'énergie et dégoulinant de sueur, vous pouvez aussi en chercher une autre variante qui serait, celle-ci, loose et nonchalante. Un funk qui cheminerait en toute décontraction, bien preguiçoso, paresseux, sans jamais perdre le fil du groove. Ce funk-là existe, il est magique. Je l'ai rencontré sur un album de João Donato, Lugar Comum.

Si le magazine Rolling Stone a classé A Bad Donato et Quem é Quem dans sa liste des 100 meilleurs disques jamais enregistrés, mon album préféré de João Donato est bel et bien celui-là. Et ce n'est pas en raison du morceau-titre, ce "Lugar Comum" dont la mélodie lui vient de l'enfance, de ce fameux jour où il s'assit au bord de la rivière et pleura d'émotion en découvrant pour la première fois de sa vie la mélancolie, et qui serait la véritable matrice de toute son œuvre.

Mais comment peut-on parler de funk bahianais s'il est l'œuvre d'un Acreano ? Tout simplement parce que Lugar Comum est, en quelque sorte, l'album bahianais de João Donato. A cette époque-là, dans la première moitié des années soixante-dix, João Donato était assez proche de nos chers tropicalistes. Il avait, par exemple, dirigé la tournée Cantar de Gal ou participé à l'album Qualquer Coisa de Caetano...

Lors de la récente réédition en CD de l'abum, il raconte comment il en vint à collaborer avec eux. Un jour qu'il rendit visite à Caetano, "tout le monde était là : Bethânia, Gal, Caetano avec Dedé et Moreno (...). Ils avaient mes deux disques Muito A Vontade et A Bossa Muito Moderna et je les provoquais toujours en les défiant de leur écrire des paroles. Alors que nous les écoutions, Gil improvisa sur la mélodie : "bananeira não sei / bananeira sei lá". Et alors j’ai répliqué : "quintal do seu olhar". Et lui: "olhar do coração". Cétait comme une partie de ping-pong". C'est ainsi qu'est né "Bananeira", titre qui deviendra un des plus célèbres de son auteur, repris quelque temps plus tard par Emilio Santiago, toujours avec Donato aux claviers.

Comme souvent, ce thème était un instrumental et changera de titre avec l'ajout des paroles. Celui-ci s'intitulait à l'origine "Villa Grazia", du nom d'une auberge dans la ville de Lucca, en Italie, où il accompagnait son double, l'autre João.

Gilberto Gil est le véritable partenaire de Donato sur cet album. Outre l'écriture des textes, on le retrouve à chanter sur trois morceaux, "Tudo bem", "A bruxa de mentira" et "Patumbalacundê".

Dans 100 Disco Fondamentais da Musica Popular Brasileira, Luiz Américo Lisboa Junior décrit ainsi l'effet que procure cette musique : "Ecouter "Ê menina" et "Lugar comum" est un plaisir si indescriptible qu'il ne peut se comparer qu'à la brise rafraîchissante sous le soleil et le bleu céleste d'une plage de Salvador, comme Piatã, Placafor ou Itapoã, on se laisse bercer par les plus purs sentiments de communion avec la Nature" ("um prazer tão indescritível que so se compara a uma brisa refrescante sob o sol e o azul celeste das praias de Salvador, como Piatã, Placafor ou Itapoã, deixando-se embalar nos mais puros sentimentos de comunhão com a natureza").

C'est pas magnifique Itapoã ?

L'album est également "bahianais" en raison des paroles, signées de Gil sur la plupart des titres, de Caetano ("Naturalmente"), Gutemberg Guarabyra ("Ê Menina"), ou Ruben Confete ("Xangô é de baê"). C'est Bahia qui donne le ton, c'est son ambiance qui imprègne Lugar Comum, lui confère sa saveur, son paladar. L'évocation de lieux, comme par exemple de l'île de Maré, dans la Baie de Tous les Saints, sur "Xangô é de baê", contribue à inscrire l'album dans son environnement .

Mais surtout, alors que ce sont des éléments totalement étrangers à un type venu du fin fond du pays, de l'Acre, on retrouve ici cette dimension particulière de spiritualité joyeuse propre à la culture bahianaise, ces traces toujours vives des cultures africaines et cette omniprésence des orixas : Oxalá, Xangô... Une ambiance soulignée par la musique des mots yoruba ou nagô, leurs accents circonflexes à gogo...

Nous le disions dans l'introduction de cette petite série consacrée à João Donato, la reprise d' "Emoriô" que viennent de proposer Sergio Mendes et Carlinhos Brown est un contresens total. Sauf le respect que l'on doit à Carlinhos Brown, disons-le clairement, c'est un truc de bourrin. Où est passée la grâce ? Où est passée la finesse et la douceur de l'original dans cette version pachydermique ? (Que les amis des éléphants ne s'offusquent pas : dans certains cas, ce serait une immense qualité qu'un funk soit ainsi qualifié de pachydermique, cela pourrait désigner un truc génial, porté par une basse bien lourde, avec un solo de trombone en guise de barrissement, vous voyez le genre... Sauf qu'ici ce n'est pas le cas, c'est juste lourd).

Dans sa version originale, comme l'écrit Luiz Américo Lisboa Junior, Bahianais lui-même : "Emoriô est le rythme bahianais en démonstration permanente de vigueur et d'authenticité. Qui donne envie de sortir en dansant et de se laisser envahir par le son de nos afoxés." ("é o ritmo baiano em permanente demonstração de vigor e autenticidade. Da vontade de sair dançando e se deixar envolver completamente pelo som dos nossos afoxés").

João Donato, "Emoriô", Lugar Comum (1975)






"ê-emoriô 
ê-emoriô

emoripaô
emoriô deve ser
 uma palavra nagô

uma palavra de amor
um paladar
emoriô deve ser
 alguma coisa de lá

o Sol, a Lua, o céu
 pra Oxalá
"

L'influence d'Oxalá, le swing toujours incomparable de João Donato, une basse qui met le funk : quelques ingrédients qui font un chef d'œuvre. S'il dit que sa musique doit avoir les vertus d'un baume, le Dr. Funkathus vous le prescrit en guise d'élixir. A consommer sans modération.

mercredi 16 juin 2010

João Donato, chez lui dans son petit appartement mal rangé (3/4)

Il ne faut jamais se fier aux apparences. Surtout avec João Donato. La vie d'un grand artiste peut bien donner l'impression d'un quotidien morose. Pour son livre Saravá : Rencontres avec la Bossa-Nova (Naïve, 2005), François-Xavier Freland est allé le rencontrer et lui a tiré le portrait. Avec sensibilité et sans complaisance. Son ouvrage est à recommander chaleureusement. Son auteur a une belle plume, le sens de l'observation et du "détail stendhalien" (une qualité que recommandait Edgar Morin à tout sociologue). Et, surtout, comme l'annonce son titre, il s'appuie sur des rencontres avec des acteurs historiques de la bossa nova, ou à défaut des proches de ceux déjà disparus, ou de celui que même pas en rêve on pourrait approcher : João Gilberto. João Donato, lui, est disponible.

Je m'autorise à reproduire ici quelques extraits des pages qui lui sont consacrées...


"João Donato est un homme accessible et ouvert. Il est d'accord sur tout, il ne dit jamais non, Donato. Tudo bem. Toujours ouvert à la proposition. Vous voulez le voir, il dit oui. Vous voulez le quitter, il dit d'accord. Mais il ne se répète pas, João Donato. Quand il ouvre la porte, il ne sourit pas. Son petit appartement ressemble à tous ceux déjà vus : fonctionnel. Peut-être un peu plus mal rangé. Des instruments de musique jonchent le sol : guitare, trombone, accordéon. Des partitions tachetées de café sont posées négligemment sur le piano ouvert. João Donato habite à deux pas de chez Miucha, tout près de João Gilberto, dans ce petit triangle d'or bossa coincé entre Leblon, le lac de Freitas et Ipanema. La mer est là. Juste au bout de l'avenue Afrânio de Melo. Il sort parfois la regarder.
João Donato vit sans doute seul.
Il tapote trois notes sur le clavier du piano, comme s'il venait de se découvrir un nouveau hobby. Il met un CD, s'assied dans un fauteuil. Donato, n'a ni complexes ni fausse prétention. Il est toujours prêt à rendre service. A la musique.
João Donato a l'air ailleurs. "Vous êtes nostalgique ? "Non, pourquoi, tudo bem, tudo bem !". Le sourire est un peu trop naturel. Il me regarde avec un air légèrement perdu, vide. Il est grand. Un "grand homme" comme on dit, costaud, lourd, et fragile en même temps, encore plus dans cet accoutrement d'évangéliste. Une chemise légère et transparente sur un pantalon ivoire, avec, au bout seulement, les orteils qui dépassent de ses tongs noires à la pointure introuvable. L'homme a l'air doux, calme, presque mou. Un vieux Blanc sans cheveux.
(...)
Donato a le cafard dans son petit appartement tout laqué de Leblon. Il y a une terrasse qui donne sur le Corcovado, où on l'imagine assis la plus grande partie de la journée à regarder le ciel. Et en attendant le grand départ, il se fait la main au synthé sur des airs de Debussy".

mardi 15 juin 2010

João Donato n'est pas un séparatiste flamand (2/4)

"Et si aux jeunes femmes,
On ose un chant flamand,
Elle s'envolent en rêvant
Aux oiseaux roses et blancs"
(Jacques Brel, "Les Flamingants")

Libération titrait aujourd'hui "Le Triomphe du Flamingant" pour annoncer la large victoire de la Nieuw-Vlaams Alliantie (Nouvelle Alliance Flamande ) de Bart de Wever aux élections législatives belges.

"Les élections législatives belges de dimanche ont débouché sur le triomphe des indépendantistes flamands, un séisme politique pour le pays qui pourrait contraindre les francophones à accepter l’autonomie accrue réclamée ardemment par les néerlandophones. (...) Ce score est sans précédent. Jamais un mouvement prônant l’indépendance de la Flandre n’avait remporté un scrutin législatif fédéral.
(...)
De Wever a affirmé que l’indépendance de la Flandre n’était pas sa revendication immédiate, même s’il envisage que la Belgique puisse disparaître à terme.
Le raz de marée est spectaculaire. En additionnant les voix de la N-VA, du parti d’extrême droite Vlaams Belang (12,7%) et d’un parti populiste --la Liste De Decker créditée de 3,7%--, les partis prônant d’une manière ou d’une autre l’indépendance de la Flandre représentent près de 45% de l’électorat flamand" (Libération, 13 juin 2010).

Bon, mais que vient faire João Donato dans cette affaire ? Il se trouve qu'en 1977, sur son album Les Marquises, Jacques Brel a repris une de ses musiques, "A Rã (The Frog)" pour balancer avec une rare violence sur les nationalistes flamands : "Les Flamingants". Au point que la Ministre (flamande) de la Culture, Rita De Backer l'avait alors menacé d'un procès.

Peut-être ces paroles prennent-elles une acuité particulière quand on voit la situation actuelle de la Belgique.

Où ça devient un peu tordu, c'est quand on sait que s'il a choisi cette musique de João Donato, ce n'est pas parce qu'il l'appréciait particulièrement mais, au contraire, parce qu'il ne la supportait plus. A cette époque, il habitait aux Marquises avec sa compagne Maddly. Celle-ci donnait des cours de danse aux gamines du coin en utilisant cette chanson de João Donato en boucle. De quoi mettre les nerfs du Grand Jacques en pelote.

Après avoir évoqué la douceur de João Donato hier, il est en effet tout à fait paradoxal de voir qu'une de ses compositions ait pu servir de support à un texte aussi agressif. Il n'a probablement pas trop apprécié. Lui, dont la musique est souvent comparée à une douce brise, aurait certainement préféré que les paroles de Brel soient dédiées aux alizés des Îles Marquises, ces vents dont l'énergie est fournie par le rayonnement solaire...

lundi 14 juin 2010

João Donato : Eloge de la Douceur (et du groove parfait) (1/4)

"Donato é a conclusão inconteste
de que o Acre existe".
(Alexandre Carvalho dos Santos*)

João Donato ne ressemble à rien. Mais João Donato ne méritait pas ça : cette infâme reprise de "Emoriô" par Sergio Mendes. Ou peut-être que si, peut-être que c'est déjà bien que son nom apparaisse sur un titre destiné à toucher le grand public. Car si João Donato est une figure cruciale de la musique brésilienne, il est absolument inconnu de ce même grand public, total béotien en la matière. Il est "L'Homme de l'ombre", comme le titrait Vibrations (n°67, octobre 2004) à l'occasion d'un portrait qui lui était consacré. Mais pour ceux qui savent, João Donato est essentiel.

Si l'on veut bien considérer que l'une des principales révolutions esthétiques de la musique brésilienne est l'œuvre de João Gilberto, il convient dès lors de se pencher sur ses influences. Dans l'élan de la bossa nova naissante, un interprète vient établir ce qui deviendra un modèle sans cesse imité, jamais égalé : une voix feutrée légèrement décalée de la rythmique de sa guitare. Si cette batida si particulière de João Gilberto se fait l'écho des tambours de sa Bahia natale, elle doit aussi beaucoup au jeu de piano de João Donato. Pour cette influence à elle seule, João Donato mérite donc de figurer dans une sorte de panthéon de la musique brésilienne : il est le type qui a inspiré à João Gilberto sa batida !

La complicité entre les deux Joãos fut importante. Avant même de se rencontrer, chacun s'était vu dire que l'autre João lui ressemblait comme un frère jumeau. Le jour où, enfin, ils firent connaissance, comme Donato le raconte, "on s'est regardé pendant deux minutes, et João Gilberto a dit : 'c'est donc vrai !' " (Vibrations n°67).

Le début d'une amitié. "On était tout le temps ensemble, un peu à l'écart du reste des gens. Nous attendions l'aube pour nous promener à Guaratiba (une plage éloignée du centre de Rio), vers deux ou trois heures du matin, parce qu'il n'y avait ni les embouteillages, ni la chaleur, ni personne". Peut-être parce qu'ils sont des provinciaux, les deux Joãos ne se sont jamais sentis proches de la clique carioca de la bossa nova, celle était composée en grande partie de fils de bonnes familles avec qui ils n'avaient guère d'affinités.

Nos deux génies ont en outre ce point commun d'avoir un physique tout à fait ordinaire. C'est comme ce choc que vous avez peut-être éprouvé vous-même, en découvrant que c'était bien ce petit monsieur gris qui chantait d'une voix si sensuelle la "Garota de Ipanema". João Donato ne ressemble à rien. Ou alors au ravi de la crèche. Je cite les gars de C'est Jamais Pareil, à propos de la pochette de son album Quem é Quem (1973) : "Au verso, c'est le choc : un type plus tout à fait jeune avec un air simplet, tout droit sorti d'un film de Tati. Ca ne l'empêche pas de faire groover son piano comme un dément".

Comment un type né au fin fond du Brésil et découvrant la musique en jouant de l'accordéon devient-il un acteur majeur d'une musique fondamentalement carioca, la bossa nova ? Parce que sa musique possède les deux qualités qui définissent la bossa, le swing et la douceur. Le Rio d'alors est le plus bel épitomé de la Dolce Vita qui puisse être et cette nouvelle musique de la jeunesse en est une belle incarnation mais c'est pourtant en sa lointaine province amazonienne, l'Acre, à la frontière du Pérou et de la Bolivie, qu'est née la révélation musicale de João Donato. Il a maintes fois raconté cette anecdote qui remonte à l'enfance : "j'ai vu une petite barque sur la rivière qui traverse la ville de Rio Branco, au coucher du soleil. Un copain sifflait la mélodie de "Lugar Comum". Alors, je me suis assis et j'ai pleuré. Ce thème n'a jamais quitté ma mémoire, toutes mes chansons sont nées de ce thème-là. Seules les paroles changent. C'est à ce moment que j'ai eu l'idée de faire de la musique douce. J'avais trouvé ma vocation, et je pleurais. Certains sont encore en train de la chercher, et d'autres ne la trouvent jamais" (in Vibrations n°67).

C'était donc ça sa vocation, faire de la musique douce. Il s'y consacra donc de tout son cœur et ses albums chantés en sont des démonstrations magistrales. Dans un pays où les voix sont merveilleuses, João Donato à peine chantonne, marmonne mais avec une telle douceur... Comme il le confiait à François-Xavier Freland, pour son livre Saravá : Rencontres avec la Bossa-Nova : "la bossa, c'était faire moins de bruit..."

João Donato a toujours cru au pouvoir de la musique, à son effet sur notre âme. Aussi veille-t-il à ce que cet effet soit positif. "La musique est très forte, elle te pénètre comme un rayon laser. Ma mission est de réjouir, d'être comme un baume, de décompresser les sens et de faire naître l'espoir. Les musiques artificielles ou cyniques ne m'intéressent pas. La mauvaise musique est préjudiciable à la santé. Et le volume du son a besoin d'être confortable. S'il est trop bruyant, la musique n'est plus qu'un bruit de plus dans la ville : on ne fait plus la différence" (Revista Pororoca #2).

Vous l'aurez compris, la musique de João Donato n'est pas de celle qui a besoin qu'on l'écoute loud ! Et même, alors qu'il vit aux Etats-Unis, quand il découvre les claviers électriques, en particulier le Fender Rhodes, jamais il ne perd cette douceur qui est sa marque de fabrique. Si l'album A Bad Donato, en 1970, est la borne marquant ce passage à l'électrique, on comprend aisément que "bad" pour lui est un véritable rôle de composition. En fait de bad, il était plus vraisemblablement un geek de ces nouveaux claviers. Les anecdotes concernant l'enregistrement de cet album racontent plutôt qu'il s'était enfermé quelques semaines pour expérimenter et se familiariser avec les nouvelles possibilités qu'ils offraient, en apnée, en reclus du son. Nulle débauche là-dedans. Mais quel pétard de groove. Au sujet de ce Bad Donato, il dira en 2004 : "and I made the noisiest record I can ever remember making". Pour les curieux, une chronique assez vivement troussée de l'album sur la Blogothèque... Alors oui, quand on le voit sur la pochette, il pourrait presque réussir à nous faire croire qu'il est réellement bad... Mais on sait bien qu'il ne faut pas se fier aux apparences, sinon on n'aurait jamais eu la curiosité, et donc la chance, d'écouter l'album suivant...

Rentré au pays, il enregistre Quem é Quem, en 1973, où il commence à poser sa voix :
"Le style de Donato est jubilatoire (...). Les albums instrumentaux n'étaient pas à la mode ? Il chante ! et sur une partie des titres se contente même de marmonner des borborygmes idiots, comme ces ding-ding-a-ding qui me rendent fous sur le génial "A Ra" ou des gné-gné-gné sur le groove irrésistible de "Cala Boca Menino". Quand il chante, c'est d'une voix mal assurée, et on dirait qu'il sourit. Sur "Cadê Jobel ?" qui clôt l'album, c'est comme une douce brise qui vient vous rafraîchir le visage" (C'est Jamais Pareil). Que ce soit en français ou en portugais, plusieurs fois j'ai trouvé l'effet de la musique de João Donato comparé à une douce brise. L'image est probablement assez juste.

A l'époque, il est très fier de cet album et s'enthousiasme en écrivant une lettre à son compère Gilberto : "c'est mon meilleur enregistrement à ce jour, ce qui explique le temps qu'on y a passé et le soin porté au moindre détail. Et à l'arrivée, c'est un album que je trouve tout simplement adorable". Adorable, oui. Mais toujours avec un sacré sens du groove.

Ces deux albums, A Bad Donato et Quem é Quem, figurent dans un classement proposé par le magazine Rolling Stone des 100 Meilleurs Albums Jamais Enregistrés. Mais, personnellement, mon préféré de João Donato, c'est Lugar Comum. Celui-là, je reviens vous en parler dans quelques jours.

jeudi 10 juin 2010

Carlinhos Brown, la Seleção et l'usurpateur

J - 1 !!!
Demain s'ouvre la Coupe du Monde. Les rasades de notre élixir risquent de se faire moins nombreuses durant la compétition. En attendant, s'il y en a un qui a déjà bien commencé son Mondial, c'est Carlinhos Brown.


Il fut choisi par Nike pour être, avec Robinho, le modèle officiel du nouveau maillot de la Seleção, le bleu. C'est ainsi qu'il défila même pendant le dernier Carnaval de Bahia avec sa troupe entière vêtue de la flambante tenue, un défilé d'autant plus fédérateur qu'il rassemblait Timbalada et Olodum : Timbaolodumlada.


Brown va par ailleurs participer officiellement à cette Coupe du Monde. Sur son site, il l'annonce fièrement. Sa version d' "Emôrio", enregistrée avec Sergio Mendès pour le récent Bom Tempo de celui-ci, serait en effet sélectionnée pour faire partie d'une compilation certifiée FIFA qui accompagne l'événement, business du foot quand tu nous tiens !

Certes, c'est grâce à Sergio Mendes que Brown obtenu son premier Grammy, pour sa participation à l'album Brasileiro, en 1992. Sergio Mendes pouvait alors adopter la pose du généreux découvreur de talent, Brown étant alors un inconnu en dehors du Brésil, voire même de Bahia. Pourtant, à y regarder de plus près, on décelait bien là l'attitude habituelle du Sieur Mendes. Car les morceaux de et avec Brown portaient son empreinte si caractéristique, au point qu'on se demandait alors quel avait bien pu être l'apport de Mendes dans cette histoire, si ce n'est qu'il signait l'album de son nom. Le reste de l'album, d'une nullité abyssale, complètement impersonnel, révélait bien sa vacuité.

Le seul mérite de Sergio Mendes est d'avoir fait connaître le répertoire brésilien aux Etats-Unis, notamment celui de Jorge Ben, en en proposant ses propres versions souvent médiocres. En 2006, Will.I.Am, qui lui, au moins, cite ses sources, avait convié toute une clique de rappeurs vedettes, un sacré casting, pour lui rendre hommage sur l'album Timeless. Et c'est bien sûr l'inusable "Mas que nada" de Jorge Ben qui servit de locomotive au projet.

Quand Maradona marqua un but de la main contre l'Angleterre, lors de la Coupe du Monde 1986, bien sûr qu'il n'allait pas avouer son geste à l'arbitre, trop heureux de l'aubaine. Interrogé par la suite, sans craindre le sacrilège, il dira avec audace et malice qu'il s'agissait de "la main de Dieu". Quelques mois après la sortie de Timeless, invité au 13H de France 2, où une Elise Lucet chaleureusement mémère l'invita à jouer un titre seul au piano, Sergio Mendes s'appropria une fois de plus le "Mas que nada" de Jorge Ben. Bien sûr, sans citer ses sources. Mais notre homme en piano solo ne pouvait tricher plus longtemps. Pendant qu'il exécutait une version pathétiquement plate de la chose, notre usurpateur ne pouvait ignorer en son for intérieur que sa main gauche ne possédait en rien l'incroyable explosivité rythmique de la main droite de Jorge Ben : démasqué.

Excusez le manque de nuance, mais j'ai juste envie de dire ceci : Sergio Mendes est le plus grand usurpateur de la musique brésilienne. Et ce n'est pas cette version d' "Emôrio" qui nous fera changer d'avis, malgré la présence de Brown sur ce titre. Où est passée toute la finesse de ce magnifique morceau de João Donato ? Où ont disparu la douceur et la légèreté si particulières de leur auteur dans cette interprétation au rouleau-compresseur ? Cela figure peut-être sur une compil' estampillée FIFA, cela condamne-t-il à ne proposer que pareille caricature ? Doit-on enfin y voir la patte de Sergio Mendes ? Sinon, il faut s'inquiéter pour le prochain album de Carlinhos Brown...

mercredi 9 juin 2010

Ces Doux Barbares qui se ressemblent tant

"Vocês, que me lêem,
já ouviram falar em 'supergroups'?
Pois bem, Doces Bárbaros é um subgrupo.
No sentido de um grupo étnico. Ha-ha-ha-ha"
(Caetano Veloso)

Quand, en 1997, je découvrais l'Alfagamabetizado de Carlinhos Brown, j'étais ravi d'y retrouver sur un titre les Doces Bárbaros au grand complet. A savoir : Gal Costa, Maria Bethânia, Gilberto Gil et Caetano Veloso, enfin réunis. Les Doces Bárbaros sont une de ces bornes initiatiques qui m'ont ouvert la route des musiques brésiliennes, ou plutôt les routes, les chemins de traverse, les sentiers, les ruelles et les boulevards tant depuis je n'ai jamais cessé de poursuivre ce voyage où plus on avance, plus on mesure l'immensité de ce territoire et tout ce qu'il reste à découvrir. Nouvelle épisode de cette série où, sans nostalgie aucune, je me replonge dans cette période de découverte, il y a une vingtaine d'années.

Comme je le disais dans le premier volet de cette série, le point de départ c'est Caetano. Puis ses collègues tropicalistes, tout ça au gré des albums que je pouvais alors trouver en fouinant dans les bacs et y engloutissant mon maigre budget. Dans cette quête, un jour ou l'autre, on finit bien par tomber sur l'album des Doces Bárbaros qui, en 1976, réunit nos quatre larrons. Celui-là, c'est mon frère qui avait mis la main dessus. D'occasion, bien sûr. Avant même de l'écouter, je l'adorais pour ce nom de Doux Barbares. Et pour la photo centrale quand on ouvrait le double-album : nos quatre larrons déguisés et sautillant sur scène. Accoutrement carnavalesque, outrancier, joyeux... Même Gil en collant blanc semble sans crainte du ridicule.


En France, la célèbre photo rassemblant Ferré, Brassens et Brel a fait couler tant d'encre alors qu'ils sont simplement assis autour d'une table. Imaginez un instant l'impact que cela aurait pu avoir s'ils avaient été ensemble sur scène... Même pas déguisés ni dansants, faut pas rêver, mais ensemble sur scène... Là, avec nos Tropicalistes bahianais, c'est pareil, on est déjà content de voir cette proximité, ces liens très affectueux. Et en plus, eux, font la fête ensemble.


Caetano Veloso plaisante en disant que les Doces Bárbaros ne sont pas un super-groupe mais un "sous-groupe", au sens de groupe ethnique. Avec l'idée qu'ils incarnaient, comme il le dit, une "nouvelle race", en écho à ce que chantaient alors les Novos Baianos... En ces années-là au Brésil, l'humoriste Chico Anysio faisait un tabac à la télévision avec ses imitations de Bahianais. Avec la complicité d'Arnaud Rodrigues, il enregistrera même un tube sous le nom de Baiano E Os Novos Caetanos : "Vô Batê Pa Tu". Ainsi, comme le rappelle Caetano, par le biais de cette figure devenue très populaire du Bahianais hippie, "aux yeux des autres, nous étions déjà, sans même le savoir nous-mêmes, les Doces Bárbaros".

On sait que Caetano et Bethânia sont frère et sœur, que Caetano et Gil étaient beaux-frères pour avoir épousé deux sœurs, elles-mêmes amies d'enfance de Gal. Mais au-delà de ces liens familiaux, amicaux, artistiques, on est assez étonné de voir Caetano et Gil mettre en avant l'argument de la ressemblance physique pour justifier ce projet commun où, pour la première fois, en 1976, ils se présentent au public sous la bannière d'un groupe et non plus, comme ce fut souvent le cas, en leurs noms propres.

A cette époque, au milieu des 70's, c'est Gil qui, un jour, dit à Caetano : "je pense que maintenant nous sommes un groupe parce qu'on se ressemble de plus en plus, même physiquement" ("Acho que a gente agora é um grupo porque foi ficando cada vez mais parecidos uns com os outros, até fisicamente").

Tout en rappelant que tous étaient très différents les uns des autres, Caetano confirme et insiste sur cette convergence morphologique qui n'existait pas quelques années plus tôt. Comme si la proximité artistique et affective avait entraîné une sorte de mimétisme physique.

"Quand nous étions enfants, et même adolescents, Maria Bethânia et moi, n'étions pas des frère et soeur qui se ressemblent : au contraire, nous étions de ces frère et soeur de type différent au sein d'une nombreuse fratrie.

Un jour, en regardant le dos de la pochette de l'album de Gal et Caymmi, j'ai vu une photo de Gal où je trouvais qu'elle me ressemblait.

Quand, en 1965, Maria Bethânia et moi nous sommes installés à São Paulo, à l'époque où elle participait au spectacle Opinião, Gilberto Gil habitait déjà là et Gal vint passer quelque temps avec nous. Gal avait les cheveux courts et, physiquement, était complètement différente de Bethânia. Mais les gens qui voyaient Gal dans la rue la montraient du doigt en disant : 'regarde, c'est Maria Bethânia'. On trouvait ça effrayant parce qu'on pensait que Gal et Maria Bethânia étaient deux personnes totalement différentes. Qu'ils puissent leur trouver une ressemblance, nous semblait comme de dire des Japonais qu'ils se ressemblent tous.

Gil, de son côté, était gros. Son corps n'avait rien d'anguleux ou sec, il mangeait beaucoup. Il mangeait trop. Puis, il s'est mis au régime macrobiotique et a maigri. Et son corps est devenu comme le mien, qui ressemble à celui de Bethânia. (...)

Mais pour les gens qui nous voyaient depuis longtemps comme un groupe ou, disons, comme une poignée d'individus ayant des caractéristiques communes, Doces Bárbaros n'était rien sinon une évidence. Pour nous, c'est une nouveauté majeure. Et c'est la même chose. (...)

Les Doces Bárbaros sont une chose qui s'est formée en nous, à travers nous et même en dépit de nous. C'est une nouvelle race" (Revista Ele e Ela - nº 86, 06/76).

Embarqués dans ce projet d'album et de tournée sous l'impulsion de Bethânia, nos Doux Barbares étaient bel et bien cette "nouvelle race" métissée qui contestait l'idée de race, ce "sous-groupe, au sens de groupe ethnique", comme l'ironisait Caetano.

Un film, Os Doces Bárbaros, sorti deux ans plus tard, témoignait de l'aventure. Le film, qui n'était au départ qu'un documentaire musical, a pris une autre dimension quand, de passage à Florianopolis, Gil et Chiquinho Azevedo, le batteur, furent arrêtés en possession de marijuana. A la clé : interrogatoires et séjour en prison de rigueur. Jom Tob Azulay, le réalisateur, confessait à l'occasion de la sortie en DVD du film, que ces passages du film doivent beaucoup à Gil car "même dans l'adversité de sa cellule, il avait la grandeur de percevoir combien il était important de filmer ces moments difficiles".

Par la suite, chacun mena sa carrière avec la réussite que l'on sait.

Les Doces Bárbaros se sont retrouvés en 1994 pour participer au Carnaval carioca avec la Mangueira et son samba-enredo "Atrás da Mangueira só não vai quem já morreu". Puis, vint la réunion pour participer à ce "Quixabeira", sur le premier album de Brown. Une présence symbolique qui s'inscrivait dans l'histoire de la musique bahianaise et prolongeait celle du Tropicalisme en adoubant son plus brillant héritier.

Enfin, en 2002, les Doces Bárbaros se sont reformés le temps de quelques concerts au Parc d'Ibirapuera et sur la plage de Copacabana. Un DVD Outros (Doces) Bárbaros témoigne de l'événement. Et là, quand on les voit, se pose évidemment LA question : se ressemblent-ils toujours autant physiquement ?

lundi 7 juin 2010

Carlinhos Brown et l'Âme-Sueur

Qu'est-ce qui peut bien m'inciter à mettre en ligne une "œuvre de jeunesse" aussi lyrique que cet article "La Sudation du Monde", publié en 1997 ? Toujours cette série entamée avec Caetano puis Gal, consacrée à ma découverte de la musique brésilienne, il y a une vingtaine d'années.

Avec la chaleur, la sueur commence à accompagner nos mouvements. Chaque jour, la montée de la rue de la Figairasse à vélo me voit arriver au boulot avec le textile qui colle au corps. Et c'est justement cette arrivée des beaux jours qui nous a replongé dans le bain brésilien où je vais tremper tout l'été. L'occasion de ces quelques textes à l'usage des jeunes générations évoquant ma découverte, en des temps reculés, de la musique brésilienne.

Outre Caetano, s'il est un artiste qui devait tenir une place centrale dans cette rétrospective, c'est bien Carlinhos Brown.

Je crois que je n'ai jamais attendu avec autant d'impatience que le sien le premier album d'un artiste. Cela faisait déjà un moment qu'avec quelques amis nous suivions sa carrière. La première fois que j'ai vu son nom crédité, c'était en 1989, sur le premier album de musique brésilienne que j'ai jamais acheté, l' Estrangeiro de Caetano Veloso. Il était l'auteur de la chanson "Meia-Lua Inteira" et jouait des percus sur la moitié des titres. J'ignorais alors bien qui était ce type mais son nom justement "percutait" bien.

Après, on pouvait suivre sa trace : quelques participations ou compos de ci, une interview de là. Et, surtout, les descriptions que nous donnaient nos amis bahianais, André Lemos, Goli et Nadja, des répétitions publiques de Timbalada dans le Candéal. Vous les entendiez vous racontez ça et, tout de suite, compreniez que c'était là, the place to be.

Fin 1996, j'ai enfin eu la chance de le découvrir en concert. Il venait de recevoir le Prix RFI pour les musiques du monde et s'est produit pour l'occasion à Paris, sur la scène du Trianon (si je me souviens bien). A l'époque, je vivais depuis quelques mois en reclus, attelé à la rédaction et au bouclage de ma thèse de sociologie consacrée au funk et aux musiques populaires du XXe. siècle. Après ce rude labeur intellectuel, venait le temps de la détente festive. Car Brown sur scène fait feu de tout bois, est capable de faire bouger le plus blasé des publics. Et ce concert de Carlinhos Brown vint étayer tout ce que j'étais en train de décrire dans un cadre académique. Je témoignais dans la conclusion de ma thèse de l'enthousiasme de ces instants, de cette manifestation bahiano-parisienne de l'âme-sueur et c'est l'esprit serein que je pouvais déposer les quelques exemplaires reliés de mon travail au secrétariat de l'université.

Voilà à quoi cela ressemblait alors...


Quelques mois plus tard, même un simple showcase à la Fnac Opéra suffisait pour qu'il mette le feu ! Avec la même ferveur que s'il était sur une grande scène. Ce type ne fait pas semblant et c'est bien cela la qualité première par laquelle le Funk saura reconnaître les siens !

Celui que la presse pauliste qualifiait parfois avec mépris de "semi-analphabète" est bien le seul artiste, avec George Clinton et la Malka Family, ayant influencé l'élaboration de mon attirail conceptuel et donner corps à ma réflexion sociologique. Quand, à étudier le funk, on mesure l'importance de la sueur, réelle ou métaphorique, Brown vient l'incarner physiquement, artistiquement, joyeusement. Oui, la sueur vient lubrifier l'axe de rotation des rythmes du Monde.

La Sudation du Monde (ou la Fleur qui a poussé sur une poubelle)

Olivier Cathus,
article paru dans Cultures en Mouvement (1997)

Quel est le point commun entre James Brown et l’Olympique de Marseille, dites-moi ?
Ils “mouillent le maillot”.
Ou encore : quel est le point commun entre ces amants enlacés, enfièvrés de leur étreinte, et ces manœuvres sur le chantier, portant casque obligatoire et courbant l’échine sous le fardeau des sacs de ciment ?
Toujours le même. La sueur.

À travers l’ambivalence de la transpiration, nous voudrions proposer une nuance à la notion d’ “orientalisation du monde”. Avec le XXème siècle, le monde occidental s’est résolument sorti de son “splendide isolement” pour aller rencontrer les autres cultures et s’enrichir de leurs influences. Il fit la découverte du jazz et des rythmes noirs qui auront fait dansé toutes les générations du siècle. La fête s’est déclinée en faire la nouba, faire la java, faire la bamboula. Le monde occidental s’est orientalisé en se ressourçant à différentes pratiques et disciplines, asiatiques notamment, qu’il s’agisse du bouddhisme, du yoga ou des arts martiaux.

Mais si les occidentaux se sont tournés vers les cultures orientales pour ce qui est de l’épanouissement personnel et la connaissance de soi, c’est au sein des cultures noires qu’ils ont retrouvé ce qui leur manquait de l’enthousiasme collectif.

En parlant d’ “orientalisation du monde”, l’anthropologue Gilbert Durand considérait qu’aussi bien les cultures asiatiques qu’africaines appartenaient à nos “Orients mythiques”. Cependant, ici, pour nous concentrer sur l’influence des cultures noires et du Sud, nous préférons dire qu’il s’agit de la sudation du monde.

La sudation du monde évoque à la fois le Sud, qu’il soit mythique ou réel, sa chaleur et la sueur.

Notre corps bouge, notre corps s’anime. Nous suons.
Cependant...
“Se faire suer”! Voilà une expression familière qui en dit long sur la considération dont jouit la sueur sur l’échelle des sécretions corporelles. “Se faire suer” : une euphémisation qui la place juste au-dessus de “se faire ch...”!

La sueur est cette trace que le corps hygiéniste s’emploie à éliminer, ou à dissimuler avec force déodorants et anti-perspirants. Elle est la marque des laborieux, des travailleurs manuels, des laissés-pour-compte, des combattants sur le front, en bref de tous ceux n’ayant pas les moyens de se garantir une toilette quotidienne. En plus, son odeur ne fait que gagner en âcreté en sèchant, en devenant vieille sueur.

Elle est l’inséparable partenaire, ou parasite, de l’effort, voire de la lutte. Elle devient le symbole de cette lutte, de ce combat, comme dans le sport. Dernièrement, l’Olympique de Marseille, à la peine en championnat, s’est retrouvé en conflit avec ses supporters qui commençaient à boycotter l’équipe et à la siffler dans son antre, le Stade Vélodrome. Plus que la défaite, le public reprochait aux nouvelles recrues prestigieuses du club de ne pas assez s’investir. De ne pas “mouiller le maillot”. Car “à Marseille, même pour perdre il faut savoir se battre”, comme le résume Jean-Claude Izzo dans Total Khéops, son polar marseillais.

L’ “huile de coude” est le carburant de l’effort. Sa matière première.

Pourtant, si la sueur est cette manifestation déconsidérée du corps humain, elle est aussi un des indispensables ingrédients des scènes d’effervescence. Plus que la simple traduction corporelle de cet état de conscience collectif.

La Funk, cette musique afro-américaine qui connut son âge d’or au coeur des années soixante-dix, nous révèle en concentré la place cruciale qu’occupe la transpiration. Popularisée par James Brown, George Clinton et ses groupes Funkadelic et Parliament, Earth, Wind and Fire ou encore Sly and the Family Stone. C’est encore aujourd’hui la source principale où s’abreuve de samples les DJ’s et rappeurs du Hip Hop : “Le Funk est l’ADN du Hip Hop”, comme le dit George Clinton. Bien que n’étant pas avare de messages et de délires verbaux, avant tout, le Funk est une musique de danse, son groove tantôt nerveux, tantôt nonchalant nous entraîne dans la danse et ne nous lache pas de sitôt.

Allons en son cœur. Dépouillons-le de ses oripeaux et de ses flamboyants costumes : sous les peaux de zèbres, sous les cuirs cloutés, les combinaisons inter-sidérales de pacotille, sous le strass, les plumes et les paillettes, demeure la sueur. La matière première donc. Le strip-tease n’est pas intégral, la nudité est couverte par la sueur ruissellante sur la peau.

Remontons maintenant plus avant, vers les origines. Africaines. On raconte que le mot dérive du terme lu-fuki qui, en dialecte ki-kongo, signifie “transpiration positive”, à comprendre dans sa dimension d’enthousiasme collectif. Après quelques tribulations, comme celle d’avoir été enfourné en fond de cale d’un vaisseau négrier, il devient “funk” en anglais. Le sens s’est inversé, s’il s’agit bien toujours de transpiration, c’est maintenant la “sueur froide”, la peur. La “funkiness” désigne alors la peur bleue de l’esclave devant son maître.

Par extension, l’adjectif “funky” renvoie également, avec une forte connotation sexuelle et péjorative, à toutes les sécrétions du corps humain et leurs odeurs, celles du corps moite.

Mais intervient alors ce qui est un processus propre aux cultures populaires et qui consiste à souvent inverser sémantiquement un phénomène, le retourner à son avantage, peut-être en s’évertuant par exemple à “faire contre mauvaise fortune bon coeur”, à “voir le bon côté des choses”. Un exemple : le bad des rappeurs américains a pris un sens positif, auquel on pourrait peut-être trouver un équivalent dans notre “verlanculaire” chanmé.

C’est ainsi que dans ce mouvement d’inversion, le but de la funk consiste désormais à vaincre la peur, à changer la “sueur froide” en chaleur collective, à donner à la fête son âme-sueur. Car c’est bel et bien une manifestation festive de l’âme collective tant, dans la fête, chacun n’est qu’une rasade d’huile de cette mayonnaise qui se monte à plusieurs.

Comme le Hip Hop , le Funk a beaucoup voyagé et s’est trouvé des racines aux quatres coins du globe. Il existe des groupes aussi bien en France qu’au Brésil. Par exemple, le Bahianais Carlinhos Brown glisse-t-il quelques généreuses louches de funk dans son alchimie musicale, recyclant dans un même élan le reggae, le samba, le rock, le rap et les traditions afro-bahianaises.

Lors d’un concert à Paris en décembre, dans un enthousiasme communicatif et hyper-énergique, Carlinhos Brown et sa quinzaine de musiciens sont “lâchés” sur scène. Chacun se renvoie la balle pour faire éclater les solos par dessus cette fantastique “machine à faire du groove” qu’est le groupe. “Suco do suvaco” s’exclament les musiciens, le nez collé à la touffe sous le bras, le bras levé et plié sur la tête. Et effectivement, dans la salle, le “jus d’aisselle” fait monter la température et le taux d’humidité dans l’air. Il enveloppe la fête et, en bon lubrifiant, facilite la transmission de l’âme-sueur.

Quelques instants après, le même Carlinhos Brown insistait au cours d’un entretien sur cette importance de la sueur, dans son lien à l’âme : “dans la musique, personne ne transpire par hasard. On transpire parce que l’âme bouge, qu’elle aime bouger, qu’elle ne veut pas se cacher. Dans le sang, elle aime la clarté que chacun possède et qui appartient à tout le monde. Elle veut transformer tout ça en beauté. La musique dissoud l’être humain et toi, tu transpires”.

La sueur, chaude et humide, joue le même rôle que jouait le vin, lui aussi chaud et humide, dans les rituels dionysiaques. Tous deux contribuent à mettre les âmes en commun et à donner naissance à l’effervescence.

On dit souvent de la musique funk qu’elle est “la fleur qui a poussé sur une poubelle”, notamment en référence à son inscription urbaine, au coeur de la grande ville industrielle. L’expression nous en dit long sur cette capacité à s’accomoder de l’hostile.

Peu importe où, la sudation du monde nous aide à trouver la fleur de l’enthousiasme collectif.


Olivier Cathus
article paru dans Cultures en Mouvement (1997)

mercredi 2 juin 2010

Les Dunes de Gal

"Quando o português chegou
Debaixo duma bruta chuva
Vestiu o índio
Que pena! Fosse uma manhã de sol
O índio tinha despido
O português"
(Osvald de Andrade)

Nous l'expliquions dans le message précédent, le "cinéma transcendental" consiste tout simplement à être allongé sur le sable à contempler la mer. L'expression, reprise par Caetano Veloso pour donner le titre à son album, viendrait de Gal Costa et ses amis pour qui la contemplation en question était souvent soutenue d'un adjuvant hallucinogène.

En même temps qu'avec les beaux jours naissait l'impatience du premier bain de mer, ces dernières semaines de printemps ont eu sur moi un véritable "effet madeleine". Laquelle madeleine est composée d'ingrédients variés interagissant entre eux en une chimie complexe. Ainsi, ces vagues de souvenirs se combinent-elles à mon entrée saisonnière en phase bahianaise. Cette combinaison m'incite à revisiter ici quelques albums qui me firent découvrir, il y a une vingtaine d'années, les musiques brésiliennes. Ce fut d'abord par le biais de Caetano, puis vinrent dans la foulée les autres Tropicalistes, Jorge Ben ou Martinho da Vila.


Aujourd'hui, honneur à Gal puisque que c'est elle qui donnait son nom à la plage fréquentée par les hippies cariocas, au début des années soixante-dix. Une forme d'hommage qui montre la fascination et le trouble qu'elle exerçait auprès de ses jeunes contemporains.

Bahianaise, comme Caetano, Gil, Bethânia ou Tom Zé, Maria das Graças Costa Penna Burgos, plus simplement appelée Gal, participa dès ses débuts au mouvement tropicaliste. Il faut rappeler ici par quel biais se fit la rencontre avec ses fondateurs. Agée d'une dizaine d'années, Gal devint très copine avec les deux sœurs Gadelha, Sandra et Andréia. Quelques années plus tard, les sœurs épouseront respectivement Gil et Caetano, à qui elles présenteront Gal. Le début d'une grande amitié.

Après l'exil à Londres de Caetano et Gil, en 1969, elle se retrouva à devoir endosser l'habit d'icône d'un mouvement décapité. D'autres, on aurait dit qu'ils n'avaient pas les épaules pour endosser pareil costume, forcément trop large. Pas de Gal. Malgré tout, c'est surtout de la douleur liée à leur exil qu'elle se souvient : "j'ai beaucoup souffert. Je me suis sentie abandonnée, j'avais perdu ma famille. (...) C'est à cause de cette douleur, de ce poids sur le cœur que j'ai adopté les cris et le psychédélisme. C'était une manière de protester contre tout ce qui était en train de se passer, les prisons, la dictature".

Qu'importe alors le chagrin, la révolte, elle remplit son rôle à merveille, poussant loin le bouchon du psychédélisme et posant quelques bornes de la musique brésilienne à la charnière des années soixante et soixante-dix, cette période où l'on commençait à réaliser un peu partout que the dream is over.

Mais plutôt que l'album Gal, son brûlot psyché, le thème de la plage, conjugué à celui de mes premières découvertes de nos Tropicalistes *, nous inciterait plutôt à lui préférer India, de 1973, album que l'on pourrait dire "du slip".


L'audace de Gal. La pochette fut censurée à sa sortie et le disque vendu dans un emballage noir dissimulant laphoto. Encore aujourd'hui, alors qu'on en a pourtant vu d'autres, cette pochette fait souvent naître un certain trouble chez ceux qui la découvrent. Et je dois bien avouer, vaguement honteux, qu'en mes jeunes années, il m'arrivait parfois de laisser l'album au front d'une pile de vinyls, bien exposé aux regards. Surtout si une fille devait passer chez moi pour la première fois. Sa réaction pouvait alors laisser augurer de ce qui serait jouable ou ne le serait pas.


Le dos de la pochette est de la même veine. Certes, ici nous ne sommes pas à la plage quand nous voyons Gal à moitié nue grimée en Indienne. Il s'agit plutôt d'incarner l'innocence du Brésil d'avant la conquête. Car c'est précisément cette nudité sans gêne des femmes indigènes qui frappa les premiers explorateurs, qu'ils soient Jésuites ou aventuriers.

C'est ce qu'illustrait la célèbre "Lettre de Pero Vaz de Caminha" au Roi Manuel, en 1500. Cet écrivain faisait office de secrétaire à Pedro Álvares Cabral quand celui-ci "découvrit" le Brésil. Il raconta ainsi au Roi, dans sa fameuse lettre, la nudité des Indiens, les hommes, "bruns, tout nus, sans que rien ne couvre leurs parties honteuses", et "les femmes bien gentilles, avec de longs cheveux noirs sur les épaules et le sexe si haut, si serré, si dépourvu de poils que nous pouvions bien les regarder sans éprouver aucune honte". C'est bien un Eden d'avant la chute, un Eden où le péché de chair ne serait pas puni, que croient découvrir les premiers marins portugais à fouler le sol de cette terre luxuriante.

Et c'est aussi là qu'agit le charme de Gal. Même dévêtue, jamais vous n'y trouverez la moindre once de vulgarité. Une forme d'innocence dans l'affirmation du corps qui n'est corrompue ni par le vice ni la vertu.

En s'appropriant le Manifesto Antropófago d'Oswald de Andrade, publié en 1928, dont est extrait le célèbre "Tupi or not tupi - This is the question", les Tropicalistes s'inscrivaient aussi dans les racines historiques du Brésil, affirmant ainsi leur attachement à cette part indienne de leur culture.

Quand sort India, en 1973, Gal Costa est déjà devenue la grande chanteuse underground du Brésil. La jeune fille aux cheveux courts des années soixante était désormais un véritable sex-symbol, symbole qui rencontrait autant de succès auprès des hommes que des femmes.

A ce sujet, je me souviens d'une conversation avec mes amies bahianaises Goli et Nadja, où la première essayait de démontrer que Gal était fondamentalement lesbienne. Elle prenait pour argument une émission de télé où Caetano Veloso, Gilberto Gil et Chico Buarque, tous les trois sur le plateau, étaient interrogés sur la proximité de leurs rapports avec Gal. A sa façon, chacun incarnait un type de beauté brésilienne. Parmi ses trois hommes, n'importe qu'elle femme brésilienne trouverait son idéal. Ainsi, pour Goli, le fait que ni Caetano, ni Gil, ni Chico, aient jamais couché avec elle était bien la preuve qu'elle était lesbienne. Autrement, elle aurait forcément craqué pour au moins l'un d'entre eux. En plus, concluait Goli en bonne militante de la cause, à chaque fois que Gal était amoureuse d'un homme, ça ne lui réussissait pas : tout de suite, elle prenait dix kilos. Nouvelle "preuve" pour tenter d'étayer sa théorie.

Quelles que soient les préférences amoureuses de l'artiste, la journaliste Ana Maria Bahiana raconte qu'effectivement, "elle était un objet de désir pour les hommes et les femmes. Elle avait commencé à manger macrobiotique et était devenue très maigre et hyper-bronzée par le soleil de la plage".

Au retour de son exil londonien, Caetano fut frappé par sa métamorphose : "quand je suis revenu de Londres, tout le monde parlait des Dunes de Gal et je constatais que Gal Costa avait lancé une mode, une manière d'être, de s'habiller, de se coiffer". Gal est alors la véritable idole de cette geração do desbunde, la jeunesse rebelle.


C'est à Ipanema que se trouve cette fameuse plage devenue légendaire. Mais nous sommes loin du mythe d'un paradis de terre vierge, d'une nature sauvage et clémente à la fois. Si cette plage, ces Dunas da Gal, aussi appelée Pier da Gal, était effectivement déserte, ce n'était pas en raison de son éloignement de la civilisation, ce n'est pas une de ces plages de rêve au milieu de nulle part comme les côtes brésiliennes en comptent tant. Non, nous sommes là en plein cœur de Rio, et s'il n'y avait pas grand monde à la fréquenter, c'est en raison de l'égout qui se jetait là dans la mer. Plus précisément, il s'agit d'un emissário submarino. Un "émissaire sous-marin". Un nom très élégant pour décrire pareille chose, très diplomatique, idéal pour noyer le poisson (voire même l'empoisonner). Et ne sachant comment le traduire précisément en français, je réalisais finalement que nous utilisions le même terme. Ce type de canalisation rejetant en mer les eaux usées, après épuration, est également appelé un émissaire.

Maguelone, ma plage favorite possède d'ailleurs ce point commun avec celle des Dunes de Gal. En effet, la nouvelle station d'épuration de l'Agglomération de Montpellier, baptisée Maera, est reliée à une canalisation rejetant ses effluents au large de Palavas. Cet émissaire donc, qui longe le canal du Prévost, va se jeter en mer. Certes à 11 kilomètres du rivage. Et, à la différence des Dunes de Gal, la plage de Maguelone, toute proche, est préservée, encore "sauvage", nulle construction ni vilaine canalisation n'y viennent troubler notre horizon. (Parenthèse : c'est notamment parce que la ville de Palavas vient de se raccorder à cette station d'épuration qu'elle a obtenu le "pavillon bleu".)

Revenons à la plage de Gal. Elle raconte : "la zone du pier était abandonnée. Avec Macalé, nous avions pris l'habitude d'y aller pour ne pas être dérangés. Les gens n'y allaient pas parce qu'il y avait les égouts qui s'y jetaient dans la mer, les dunes et cet ouvrage. Mais comme nous étions là, c'est devenu à la mode. Il y avait plein de personnes qui s'habillaient comme nous". Parmi la bande, les Novos Baianos, Waly Salomão "Sailormoon", Jorge Mautner, l'actrice Wilma Dias. Là, à l'abri des regards, derrière les dunes qui abritaient les canalisations, nos jeunes hippies pouvaient consommer les substances qui allaient rendre leurs séances de "cinéma transcendental" encore plus planantes.

Le lieu était également devenu un spot de choix pour les surfeurs, la construction s'avançant dans la mer favorisait, paraît-il, la naissance de bonnes vagues.

Cette plage, malgré les nuisances liées à sa pollution, était devenu un havre d'harmonie pour la jeunesse branchée. Comme le rappelle Gal, Jorge Mautner, qui faisait partie de la bande, disait même que "le lieu était protégé par une aura énergétique contre tout ce qui pourrait arriver de mauvais" ! Ainsi s'écoulait la vie dans les "dunas do barato", ou "dunas da Gal". La dunité, pardon la nudité dans les dunes.

En ces années-là, qu'elle reprenne une "bluette" typiquement brega, comme "India"...


... ou un titre de Gilberto Gil plus entraînant...


Qu'elle soit à fleur de peau ou flamboyante, toujours Gal était sublime.

Pour ceux qui souhaiterait tout savoir sur Gal, un blog très documenté lui est exclusivement dédié, ici...

* A vrai dire, plutôt qu'India, s'il est bien un album emblématique de cette période de la carrière de Gal, c'est assurément son live Fa-Tal Gal A Todo Vapor. La contrainte ici est de n'évoquer que les albums par lesquels je découvrais, il y a une vingtaine d'années, ces artistes et le Tropicalisme. Et, à cette l'époque, je ne connaissais pas encore cet album de Gal.