vendredi 23 avril 2010

Les 60's de Jorge Ben : Samba Novo et Cool Absolu (Re-Post)

Pour la Saint-Georges, un hommage à Jorge Ben avec ce texte écrit, en 2008, pour une émission de Goutte de Funk (@ Divergence-FM)...


Il était inévitable qu'un jour Goutte de Funk se penche sur l'oeuvre du grand Jorge Ben. Nous lui accorderons rien moins que trois émissions, une véritable trilogie. La première aujourd'hui consacrée à ses débuts et à ses albums des années 60. La seconde partie, dans quelque temps, sera consacrée aux 70's de Jorge Ben, assurément sa période la plus funky. Enfin, un troisième volet sera consacrée à son influence majeure à travers des reprises de ses chansons par ses pairs, à travers les styles et les époques. Cette dernière étape clôturera la démonstration et établira que l'oeuvre de Jorge Ben est probablement la plus fédératrice de toute la musique brésilienne.

Jorge Ben , "Mas que nada"
Pour situer Jorge Ben à ceux qui croiraient peut-être ne pas le connaître, commençons par "Mas que nada", à la fois parce qu'il s'agit de son premier succès et parce qu'il demeure probablement son titre le plus connu, ne serait-ce que par son utilisation par Nike dans des films publicitaires, notamment au moment de la Coupe du Monde 1998, avec le spot de la Seleção jouant au ballon dans un aéroport. Et là, tout le monde se dira : "bon sang mais c'est bien sûr" ! (Même si la version utilisée est celle du Tamba Trio, si mes souvenirs sont bons.)

Le Ben
A l'origine de la bossa nova et d'un style qui révolutionnera la façon de placer sa voix pour tous les chanteurs brésiliens. Surtout, c'est dans la batida de sa guitare, sa rythmique, dans laquelle on retrouve l'écho des tambours de sa Bahia natale, que João Gilberto impose son style.L'oreille fine, le jeune Jorge Ben tombe sous le charme de ce style si novateur. Parce qu'il était harmoniquement difficile à reproduire, Jorge Ben se concentre sur la batida, s'en inspire pour créer la rythmique la plus dévastatrice qui soit. Son jeu marquant par exemple les basses, au point qu'il n'y a ni bassiste ni contrebassiste sur certains de ses premiers enregistrements, sa seule guitare posant le groove.

Et, déjà, premier disque, premier succès : "Mas que nada". Pourtant, à ce moment-là, le jeune Jorge Ben n'est pas encore sûr de ce qu'il souhaite faire. Carioca de Madureira, quartier populaire, le jeune Jorge Duílio Ben Zabella Lima de Menezes n'était pas destiné à devenir musicien, malgré le fait que ses parents aient été amis avec le grand sambiste Ataulfo Alves, ou bien que son père joua dans le groupe Cometas de Rio. Celui-ci rêvait de le voir devenir avocat, quand sa mère, d'origine éthiopienne, le voulait pédiatre. Lui, le Jorge, se voyait bien footballeur. En équipes de jeunes, il jouait d'ailleurs pour le prestigieux Club de Regates du Flamengo, le Fla. Pour l'anecdote, signalons que Jorge Ben fait partie de la Génération 1942, incroyable pour la musique brésilienne. Pensez qu'en 1942 sont nés, outre Jorge Ben, Caetano Veloso, Gilberto Gil, Paulinho da Viola et Tim Maia...

Au pandeiro, puis à la guitare, le jeune Jorge Ben fait en autodidacte son apprentissage de la musique. Fréquente d'autres musiciens. Arrive donc "Mas que nada". Porté par ce tube, le 1er album de Jorge Ben atteint très rapidement les 100 000 exemplaires vendus. Des débuts si fracassants que le jeune homme prend les choses avec désinvolture et a du mal à réaliser l'ampleur de la chose. Pour prendre la mesure de ces chiffres, il s'imagine le public du Maracana, chaque spectateur son album à la main pour comprendre à quel point le truc est énorme. Comme il le raconte lui-même : "le premier disque pour moi, c'était un truc comme ça... En vérité, je suis entré dans la musique parce que je traînais dans le milieu de la musique. Un truc de copains qui étaient musiciens, tu comprends. Mais ce n'était pas ce que je souhaitais. A tel point que mon premier succès n'était pas quelques chose qui m'intéressait beaucoup. On me disait que j'étais le premier chanteur à vendre 100 mille disques au Brésil. Là, j'ai commencé à imaginer un Maracana avec chacun des spectateurs avec mon disque à la main. Là, ça devenait super" ("O primeiro disco pra mim foi uma coisa assim... na verdade, eu entrei na música porque eu estava no meio musical. Coisa de amigos que eram músicos, entende? Mas não era o que eu queria. Tanto que no meu primeiro sucesso era uma coisa que não me interessava muito. Falavam que eu era o primeiro cantor aqui que vendia 100 mil discos. Eu ficava imaginando o Maracanã lotado, cada um com um disco meu na mão. Achava legal").

Les débuts sont fracassants, il est une évidence, se pose avec l'assurance de celui qui incarne le cool absolu de son temps. Pour le comprendre, il n'est qu'à voir les pochettes de ses débuts : Samba Esquema Novo et Ben é Samba Bom. Sur la première, il gratte sa guitare en équilibre sur une jambe, sur l'autre en pull casual, qui ne déparerait pas sur les épaules d'un mod british d'alors, il n'a même plus besoin de guitare, il lui suffit de claquer des doigts, fixant l'objectif avec ce regard de cool absolu.

Sans se lancer dans une grande analyse causale chère à Max Weber, effectuons alors un rapide flashback pour montrer que les choses auraient pu tourner différemment. Zeca Louro, l'humble perroquet faisant office de bloggeur sur Loronix, rapporte l'anecodte suivante, du temps où le jeune Jorge Ben avait une idole. Il profita du passage de celle-ci au Beco des Garrafas, le célèbre club de Rio qui servit de berceau à la bossa nova, pour lui proposer ses chansons. Laissons Orlann Divo, l'idole en question, raconter l'affaire : "Well there's a funny story about Jorge Ben. One day I was playing at Bottles on the Beco das Garrafas and the owner of the Plaza Club Oliveira Filho, came up to me and said : "Orlann, that's a kid outside who says he's written some songs for you". I was quite curious so I went out and there was this kid you know, Jorge Ben, very very young and he took the guitar and started playing "Por Causa de Voxe" and "Mas Que Nada", you know with that same singing through the nose style; singing voh-shay instead of voh-say. Well I was flattered but I thought they were fantastic and said : "Kid you gotta record them yourself". He said : "Oh no MR Divo, I wrote these songs for you, Im not a singer!" And I said : "hey kid Look at me I wasn't a singer either and look at me [laughs]!" Some while later I heard that Armando Pittigliani from Philips had signed him up and the next thing you know "Mas Que Nada" is selling millions all around the world! But, in truth I had just recorded my first LP and I didn't' think I could take his songs and not record them. But he found his own voice and that's great. He ended up covering one of my songs!"
Heureusement donc qu'Orlandivo (ou Orlann Divo) n'était pas un chacal. Il ne s'est pas approprié les chansons en condamnant le jeune Jorge à rester dans l'ombre et l'a, au contraire encouragé à trouver sa voie (sa voix, aussi).

"Sacundin sacunden", la batida dévastatrice
Plus plausible, on peut tout de même imaginer que le talent du bonhomme aurait quoi qu'il en soit éclaté au grand jour. Car avant d'être un grand chanteur, Jorge Ben s'impose par son jeu de guitare. Il faut dire qu'il invente un style radicalement nouveau. Littéralement un Nouveau Schéma de Samba : un Samba Esquema Novo, du titre de son premier album, titre qui claque comme le manifeste d'une révolution esthétique. Il a beau parler dans "Mas que nada" d'une samba de "preto velho", de vieux Noir, sa samba est sacrément modernisée.
"Quand j'ai inventé cette batida, je l'ai nommée "sacundin sacunden", puis à l'époque de la Jovem Guarda, c'est devenu "jovem samba" et, plus tard, "sambalanço" ", expliquait Jorge Ben pour décrire les débuts de ce qui allait être connu au Brésil sous le nom de suingue ou samba-rock. ("Quando eu inventei essa batida, chamava de sacundin sacunden, depois, na época da jovem guarda, virou jovem samba, e, mais tarde, sambalanço").
Avec Jorge Ben et sa "batida peculiaríssima", comme l'écrivait le journaliste Silvio Essinger, on voit le passage du 2/4 au 4/4. Alors que le rythme de samba est traditionnellement joué en 2/4 binaire, se développe alors un compas quaternaire en 4/4, directement venu du rock ou de la soul music américains.

Le Ben lui-même raconte comment la maison de disques semblait assez perplexe devant son style et ne sachant quelle étiquette lui coller : " "On aime beaucoup et tout et tout, mais on a un problème. La direction aime bien aussi mais c'est que le producteur musical ne sait pas ce que c'est, c'est pas du samba, il ne sait pas ce que c'est". Alors j'ai dit : "bon, mais c'est du samba". ("Nós gostamos e tudo, mas tem um problema aqui... a diretoria gostou, mas é que o produtor musical não consegue... ele não sabe o que é isso aqui, não é samba, ele não sabe o que é". Aí eu falei "bom, mas é samba").

Jorge Ben considère bien qu'il s'agit de samba, comme en témoignent les titres des ses premiers albums : Samba Esquema Novo, déjà cité, Ben é Samba Bom, ou encore Sacundin Ben Samba. Pourtant, sa musique est si inhabituelle qu'il ne trouve pas de musiciens de samba capables de l'accompagner dans cette direction inédite. C'est de ce constat préalable, qu'il se fit alors accompagner de musiciens venus du jazz, plus souples et capables de le suivre dans son Sacundin... Lesquels étaient justement ses amis, JT Meirelles, ou Luiz Carlos Vinhas pour ne citer qu'eux, des figures majeures de la jeune scène jazz brésilienne.
"Vraiment, les gens du samba ne savaient pas m'accompagner avec ma façon de jouer de la guitare et chanter. Alors, comme j'avais quelques amis par là, qui eux étaient dans le jazz, j'ai pris contact avec eux. Ils avaient un groupe qui jouait au Beco das Garrafas et qui s'appelait Meirelles Copa Cinco. Je leur a montré ce que je faisais, ils ont adoré et on a commencé à jouer. (...) C'est comme ça que j'ai enregistré mon premier album avec ce groupe de jazz. Et ça a été super." ("Aí, realmente, o pessoal do samba não tinha uma leitura, não sabiam me acompanhar, do jeito que eu tocava no violão e cantava. Aí, como eu tinha uns amigos lá, que eram mais para o jazz, entrei em contato com eles, uma banda que tinha lá no "Beco das Garrafas", que chamava "Meirelles Copa Cinco". Mostrei pra eles e eles adoraram, começamos a tocar. Eles fizeram... o pessoal do samba não teve uma leitura fácil, e eu gravei meu primeiro disco com essa banda de jazz. E foi legal.")

Cette influence jazz est marquante à l'écoute. Sur son 4ème album Big Ben, de 1965, cet appui jazz est tout aussi manifeste. Si la patte de Jorge Ben est sa manière phénoménale de planter un groove en deux coups de cuiller à pot par un intro rythmique à la guitare, sur cet album, c'est un fantastique drumming qui est mis en avant dans le mix. Alors qu'on sait que Dom Um Romão officiait sur le premier album, qu'Edison Machado a également été batteur dans la formation de JT Meirelles, la fiche technique de Big Ben n'indique pas les musiciens qui participèrent aux sessions de l'album. Après avoir cherché l'info sur internet, je reviens bredouille et ignore toujours le nom du batteur de Big Ben : peut-être un certain Reizinho, d'après Marcelo Cruz, du blog SacundinBen, sans que lui-même en ait d'ailleurs la certitude. Comme ses trois précédents albums, Big Ben est produit par Armando Pittigliani. Outre ses musiciens, comme nous venons de le voir, Jorge Ben a su se faire épauler par des personnes de talent. Pittigliani était, en effet, considéré alors comme l'un des meilleurs producteurs du pays (en 1965, 1966 et 1967, il fut élu meilleur producteur par l'Association des Critiques d'Art de São Paulo). Je ne me lasse tellement pas de cet album que nous allons en écouter trois extraits ce soir : "Na Bahia Tem", "Lalari-Olala" et "Agora Niguém Chora Mais".

Jorge Ben, "Lalari-Olala", Big Ben (1965)

Sacundim et Sacundém, les saints...
Comme le disait Lucas Santtana, un des artistes à découvrir de la nouvelle scène brésilienne, au moment de la mort du Godfather : "James Brown a une très grande importance dans la formation groovesque de ma main droite. Autant que Jorge Ben". Voilà, la messe est dite, Ben et Brown, c'est bel et bon, la Trinité du Groove n'avait que deux têtes certes, mais si à cela s'ajoute le 4/4 : 1 + 1 + 4/4 = 3 = la Trinité du Groove, cqfd, découverte théologique majeure du Dr. Funkathus, pour vous servir (les années d'austère exégèse commencent à porter leurs fruits).

La batida de Ben est si phénoménale qu'un type aussi talentueux que Gilberto Gil pense arrêter la musique quand il l'entend, ainsi que le rapporte Caetano Veloso dans Verdade Tropical, son livre autobiographique revenant sur ses années tropicalistes :
"Gil était un passionné de Jorge Ben depuis ses années de jeunesse à Bahia. Un soir, alors qu'il donnait un concert dans un club de Salvador, il déclara qu'il arrêtait de composer et qu'il ne chanterait plus aucune de ses propres compositions, depuis qu'un type appelé Jorge Ben venait de surgir et qu'il faisait déjà tout ce que lui aurait du faire. Moi qui aimait Jorge Ben pour son originalité et son énergie, je n'admettais pas qu'un talent musical comme celui de Gilberto Gil fasse silence en révérence à celui-ci. Par-dessus tout, il me semblait presque choquant que Gil, bien plus doué pour les harmonies que moi, dise qu'il préférait tout abandonner à cause d'un musicien infiniment plus primaire que lui. Bien que je trouve son geste radical et passionnément généreux, je ne pouvais partager ses motivations. Je l'attribuais en partie (et je crois que je n'avais pas complètement tort) à des raisons raciales. Jorge Ben n'était pas seulement le premier grand auteur noir depuis les débuts de la bossa nova (un titre qui aurait pu aussi revenir à Gil), il était aussi le premier à en faire un déterminant esthétique." (Verdade Tropical, pp. 196-197, traduit approximativement par bibi).

Car outre des rythmiques à faire se trémousser une assemblée de croque-morts, Jorge Ben introduit une dose d'africanité dans la musique brésilienne par le biais de certaines références. Ainsi sur "Chove Chuva", un des succès de son premier album, ce qui pourrait sembler, si l'on n'y prête attention, n'être qu'une série d'onomatopées : "Sacundim, Sacundém, Imboró, Congá, Dombim, Dombém, Agouê, Obá", est en fait l'énumération d'une série de saints (Sacundim et Sacundém), de guerriers (Dombim, Dombém ) ou de divinités (Obá est la déesse nagô de l'amour) auxquels le narrateur de la chanson adresse sa prière pour que la pluie cesse de mouiller son amoureuse. Mais il faut vraiment s'appeler Jorge Ben pour oser déranger un pareil chapelet de divinités pour un motif aussi dérisoire.

Je dois par ailleurs confesser ne pas disposer d'assez d'éléments biographiques pour savoir si ses directes origines éthiopiennes, par sa mère, ont joué un rôle. D'autant que les références qu'il utilise sont les plus habituelles des cultures afro-brésiliennes et n'ont aucun rapport avec ce qui pourrait provenir de la Corne de l'Afrique.

Par contre, il est important de rappeler que si le Brésil est considéré comme le "Pays du Métissage", ce qui le distingue d'un autre grand pays du Nouveau Monde ayant aussi pratiqué l'esclavage, la stigmatisation des cultures et populations noires y demeure forte. D'ailleurs, sans cynisme, on pourrait considérer le métissage brésilien comme une forme de Real Politik : le petit royaume du Portugal d'alors, vidé de sa population masculine, dispersée au gré des conquêtes, savait bien qu'il n'y avait pas trente-six moyens de peupler ces terres immenses.

Si les préjugés ont la vie dure en ce début de Troisième Millénaire, il faut bien se dire que la situation était encore plus délicate au début des années soixante. Et si c'est un natif de Montpellier qui avait établi ce qui allait servir de base à la première Constitution brésilienne, Auguste Comte, fondateur du Positivisme, c'est un natif de Nîmes qui a grandement contribué à montrer toute la richesse et la complexité des religions afro-brésiliennes, considérées jusqu'alors comme de primaires superstitions par l'élite du pays : Roger Bastide, anthropologue, qui a passé la majeure partie de sa carrière académique à l'Université de São Paulo. Et s'il est aujourd'hui assez commun d'invoquer les orixas dans une chanson, l'énumération faite par Jorge Ben doit donc être comprise comme une affirmation, et peu importe alors les motifs dérisoires qui y président. Au même titre que la plupart des artistes noirs brésiliens, Jorge Ben aura d'ailleurs à subir une forme de dévalorisation de son travail.

D'où la nécessité d'établir que son influence est aussi grande que celle de Jobim, dont le répertoire n'a pas eu, lui, à souffrir d'un manque de légitimité. C'est une forme d'unanimité qui devrait suffire à démontrer l'importance de Jorge Ben. Dans la tension des années soixante, les scènes musicales étaient cloisonnées et, comme dans toute chapelle, l'intolérance et les rejets des autres courants étaient virulents. Pourtant, entre la bande de la bossa nova, celle des Yéyés de la Jovem Guarda, puis, ensuite celle des Tropicalistes, un seul artiste allait se montrer apprécié par chacun de ces courants : Jorge Ben le fédérateur. Ce qui est illustré par sa participation aux différents programmes télé enregistrés par chacun de ces courants, O Fino da Bossa, avec Elis Regina et Wilson Simonal, Jovem Guarda, présenté par Roberto et Erasmo Carlos, ou encore l'éphémère Divino, Maravilhoso des Tropicalistes.

Concernant les Tropicalistes, mouvement mené par Caetano Veloso, Gilberto Gil, Tom Zé, etc..., ils vont parfois même jusqu'à considérer Jorge Ben comme un des leurs. Caetano Veloso écrit d'ailleurs : "un enregistrement de Jorge Ben contenait toutes nos ambitions. Il s'agit de "Se Manda", un hybride de baião et de marcha-funk, chanté et joué avec une violence salutaire et une modernité pop naturelle qui nous remplissait d'enthousiasme et d'envie". Jorge Ben n'a jamais été hippie mais il a su évoluer, introduire une dimension presque expérimentale dans certaines de ses chansons, comme dans cet étonnant "Descobri que sou um anjo" que nous écoutons ce soir. Un titre qui date de 1969 et d'un album tout simplement intitulé Jorge Ben, où la pochette nous montre une toile représentant Jorge Ben avec sa guitare dressée, décorée de l'écusson du Flamengo, alors que l'arrière-plan mêle silhouettes féminines et végétation. Après avoir été accompagné du groupe The Fevers en 1967 pour son album O Bidu - Silencio no Brooklyn (qui contient le fameux "Se Manda" mentionné par Caetano), cette fois-ci Jorge Ben a eu la bonne idée de jouer avec le Trio Mocoto. João Parahyba, un des membres du trio, racontait il y a quelques années à un journaliste de Libération : "Quand Jorge nous a vus jouer ensemble, il voyait pour la première fois trois percussionnistes qui jouaient différemment, comme un trio de guitares. Nous avons joué avec lui ce soir-là, puis le lendemain et on ne s'est plus arrêté." Leur collaboration débuta un an plus tôt, en 1968, quand le trio accompagna Jorge Ben pour le titre "Charles Anjo 45" à l'occasion du Festival Internacional da Canção. On considère souvent que le samba-rock tient là son origine. João Parahyba se souvient : "nous faisions un suingue qui avait une qualité musicale. C'était une modernisation du samba. Nous sentions que nous étions à demi-avanguardistes ! On voulait faire une sorte de tropical jazz mais ça s'est transformé en suingue" ("Fazíamos um suingue com qualidade musical. Era uma modernização do samba. Sentíamos que éramos meio vanguarda! A gente queria fazer algo como um tropical jazz, mas acabou virando o suingue").

En cette période de dictature, Jorge Ben fait l'éloge d'un Robin des Bois des favelas, le Charles Anjo 45 en question. Cette sorte de malandro à conscience sociale, brigand au grand coeur, ce "défenseur des faibles et des opprimés", fêté par le peuple des favelas, compense les défaillances de l'Etat. Les années soixante de Jorge Ben se terminent avec un titre aussi explosif que celui-ci, dernière plage de son dernier album de la décénnie. Un titre que Caetano enregistra quelque temps avant d'être arrêté et contraint à l'exil en compagnie de Gilberto Gil, et que sa maison de disques préféra ne pas sortir de crainte que la dictature n'y voit une provocation, à cause du parallèle qui s'établirait entre le fameux Charles Anjo 45 de la chanson et Caetano lui-même... Jorge Ben restera lui au Brésil, il chantera même un message de soutien à l'exilé Caetano, en compagnie de sa soeur Maria Bethânia : "Mano Caetano". Sa conscience sociale ira grandissante, comme nous le verrons prochainement dans le volet consacré à ses funky 70's.

Enfin, pour conclure, laissons la parole à un universitaire brésilien spécialiste de l'étude de la musique populaire de son pays, auteur d'une anthologie des 50 meilleurs albums de ces cinquante dernières années, le pourtant très intransigeant Luiz Américo Lisboa Junior : "Viva seu Jorge Ben ou Benjor, voce que já esta com todos os méritos na galeria dos grandes de nossa canção popular, continue com seu balanço, pois ele já é eterno. Sacundim, sacundem!".

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