jeudi 18 mars 2010

Eddie Bo Day : Hommage au Harpo du funk en 3-D

Il y a un an, le 18 mars 2009, nous quittait Eddie Bo, victime d'une crise cardiaque à la "veille" de devenir octogénaire*. Nous souhaitons ici lui rendre hommage et, pourquoi pas ?, décréter le 18 mars, le Eddie Bo Day, jour où nous honorerons sa mémoire dans ces colonnes, ici-même. Tout d'abord, parce qu'Eddie Bo était un artiste culte de la Nouvelle Orléans, à l'origine d'innombrables productions sous des noms divers. Ensuite, parce que nous avons une dette à l'égard de Monsieur Bo, Edwin Joseph Bocage de son vrai nom.

En effet, en 2006, quand nous avons proposé de faire une émission sur le funk à Divergence-FM, il fallut trouver très vite un titre et, à l'arrache, créer un générique. Le titre retenu fut Goutte de Funk. Quant au générique, c'est toujours le même qui est diffusé chaque mois : la voix de Betty Davis épelant les lettres F, U, N, K, avant que ne déboule "Pass The Hatchet", titre sur lequel je lance le sommaire de l'émission. Du basique mais de l'efficace, me dit-on... Je ne désespère pas que l'on produise, un jour, un générique plus sophistiqué mais, en attendant, cela fait quatre ans que ce proto-funk interprété par Roger & The Gypsies contribue à l'identité sonore de l'émission.

Roger & The Gypsies, "Pass The Hatchet"






Ce "Pass The Hatchet" de 1966 qui porte la patte d'Eddie Bo est cependant une source de colère et d'amertume pour lui. Comme il le racontait, dans une interview accordée au magazine Soul Bag (n°191, juin 2008) : "J'avais été à la pêche avec Tommy Ridgley et Irma Thomas et, en revenant, nous sommes passés au studio voir ce qui se passait, comme nous le faisions toujours. Le groupe du guitariste Stanley était en train d'enregistrer. Le producteur nous a demandé si on pouvait faire quelque chose de la chanson, et nous nous en sommes occupés. Irma n'a pas chanté, mais Tommy et moi si. C'est moi qui fais la plus grande partie des "Pass The Hatchet" qui ont contribué à faire de cette chanson une entité et d'autres personnes ont gagné de l'argent avec. On me demande parfois de l'interpréter mais je n'ai pas envie de chanter un morceau pour lequel je me suis fait escroquer".

Je repensais beaucoup à Eddie Bo et à ce refrain "passe-moi la hachette" ces derniers jours : et pour cause, j'étais moi-même armé d'une hachette en train de m'échiner à dessoucher des cyprès. Une pioche, une barre à mine, une hachette et pas mal d'huile coude. Aucun chimique. Mon labeur était certes plus modeste que celui de cet hymne de bûcheron funky en diable : "the bigger they come, the harder they fall, let me chop it !". Il n'empêche, j'étais soutenu mentalement dans ma besogne par ce groove dévastateur. Mais ceux qui parlent le mieux de "Pass The Hatchet" sont les artisans passionnés de Funky 16 Corners, site de référence pour tout ce qui concerne le son de NOLA : "Oooooohhhhhher. I cannot over-emphasize the power of the drums on this record. Though the beat is simple (compared to some of the mind-bending beats coming out of N.O.) - nobody….I mean NOBODY, recorded drums like New Orleans producers. They managed to capture a lot of the natural power of live drums on his records without sacrificing any of the clarity. The snares crack, the cymbals sizzle and the kick drum is DEEP. The bass comes in, followed by dual like the multi-layered guitars in the J.B.’s) and the second soloing on top. The whole time Eddie keeps popping up with interjections of ‘Chop It!’, ‘Timber!’ and funky grunts (there is an ‘UNHH!’ on this record that manages to carry in it the weight of ALL recorded funk). The song breaks in the middle (just long enough for the dancers to catch their breath) and restarts: ‘The Bigger they come, the harder the fall! Let me chop it…let me chop it…LET ME CHOP IT!" and the drums begin again with renewed force, followed by the sinister rattle of maraccas.When it stops, it stops without a fade, leaving the dancers with their heads spinning. Powerful stuff".

Eddie Bo est un des artisans majeurs du funk de la Nouvelle-Orléans, héritier de Professor Longhair, pote de Fats Domino, contemporain d'Allen Toussaint, il resta cependant dans l'ombre, malgré quelques tubes dans les années soixante. Sa carrière, commencée dans les années cinquante, fut prolifique, Eddie Bo se multipliant comme producteur et interprète sous divers noms. Mais s'il demeure inconnu du grand public (qui d'ailleurs ne connaît pas plus Allen Toussaint), les amateurs, collectionneurs et autres compilateurs savent l'apprécier à sa juste valeur. En son temps, elle ne fut pas toujours reconnue par ses producteurs et patrons de labels, souvent gérés par ces derniers sur le mode de l'arnaque généralisée. Ainsi, dès 1962, Eddie Bo claque la porte des labels Ric et Ron, dirigés par Joe Ruffino car, dit-il, "on me donnait des cacahuètes alors que je méritais des steaks ! J'ai fait gagner tellement d'argent à cet homme" (Soul Bag n°191).

Ces dernières années, Eddie Bo était devenu un des derniers dépositaires de ce style caractéristique du piano New Orleans, un style d'une telle complexité polyrythmique qu'elle nécessite que son interprète soit capable de penser en 3-D, rien que ça... "We play in what is called an unorthodox rhythmic pattern and you see I'm one of the last of the last piano players from around here. Right and left hand and nobody can duplicate it. And I had some people in Cleveland, Ohio, said they were trying to play my music at half-speed to try to figure it out. What's happening is, we have tro think three-dimensional in order to play that many rhythms at the same time. (...) So you have to play with that rhythmic pattern until it becomes a part of you. Cos' you've got to play one rhythm with one hand, another rhythm with the other hand and you gotta sing in another rhythm. So you've gotta think three-dimensional, or you will never get it. Your mind has to become three-dimensional. You got it ?" Pigé ?

Malgré la place considérable qu'il occupe sur la scène de la Nouvelle-Orléans, la musique ne fut pas la seule activité d'Eddie Bo. S'il fut un temps patron d'un club, El Grande, grâce aux gains d'un tiercé gagnant (!), son autre vrai métier fut celui de charpentier. Aussi, même s'il est crédité à un obscur David Robinson, le titre ci-dessous, "I'm a Carpenter" est très autobiographique.

David Robinson, "I'm a Carpenter, Part 1"






Ce savoir-faire fut d'ailleurs mis à l'ouvrage par le même Joe Ruffino qui ne lui donnait que des cacahuètes, puisqu'Eddie Bo fut l'artisan de son studio, le construisant de ses mains. Plus tard, quand il se retira du métier de la musique, la reconversion était toute trouvée : "je travaillais comme charpentier et je réfléchissais à beaucoup de choses, à la vie...". Et quand on lui fait remarquer qu'il est devenu un artiste culte pour les connaisseurs, il la joue modeste : "j'ai juste travaillé dans la musique, parce que c'était en moi, parce que c'était quelque chose que je voulais faire. Mais le travail de charpentier aussi est en moi. J'ai fait ça en parallèle à la musique : j'ai construit des maisons et je continue à le faire ! D'ailleurs, je suis en train d'en construire une pour moi...". Katrina est passée par là et c'est parce que son appartement, son studio (et ses bandes) furent détruits que ces talents dans le bâtiment furent à nouveau mis à contribution.

Pour l'anecdote, quand on connaît les lacunes du système de santé américain, on se demande si c'est le métier de musicien ou celui de charpentier qui lui donna l'assurance maladie qui lui permette de s'offrir un véritable lifting dentaire. Comme en témoigne cet "Avant" de la photo ci-dessous, alors que ces derniers temps, on le voyait avec une impeccable dentition d'une blancheur éclatante.

Ceux qui ont eu la chance de le voir sur scène récemment (il était ainsi à Paris pendant que Katrina dévastait sa maison) témoignent en général de sa fraîcheur. Comme le dit le photographe Jacob Blickenstaff, on avait l'impression qu'il en avait encore pour vingt ans dans le réservoir : "a youthful and keen man with 20 years of gas in the tank". L'extrait de son passage au Divan du Monde en 2007 l'illustre...



Le 18 mars devient donc le jour où l'on écoutera quelque extrait de l'œuvre de ce génial marxiste tendance Harpo du funk en 3-D, Eddie Bo.

Pour en savoir plus, quelques liens
- un article qui parle d'un de ses succès "Now Let's Popeye" et revient sur sa carrière...
- un mail touchant envoyé à Jacob Blickenstaff quinze jours avant sa mort...
- un passage en revue de quelques 45 Tours du bonhomme évoqué avec enthousiasme par les Funky 16 Corners...

* Il prétendait parfois avoir dix ans de moins, ainsi à Soul Bag il déclarait être né "le 20 septembre 1939. On me fait souvent naître en 1929, mais ça ne me dérange pas !"

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